Une revanche contre le sort

La Croix 28/10/1964

 

Devant certains projets d'industrialisation africaine, l'économiste et l'homme d'affaires s'irritent. Ils en mesurent la nocivité économique. Ils sentent de quel poids des investissements mal adaptés et donc non rentables vont grever les budgets futurs. Ils apprécient l'entrave au développement agricole que ces investissements représentent, puisque appliqués au développement des cultures  et du cheptel les mêmes sommes auraient permis enrichissement et mieux-être. Que de projets industriels, surtout dans les pays sahéliens, ont navré en moi l'homme qui de toute son âme souhaite le développement africain !

Tristesse d'autant plus poignante que je me sens coupable, d'une culpabilité collective. Si les Africains confondent l'épanouissement national et l'équipement industriel, n'en sommes-nous pas les premiers fautifs, qui tout au long du XIXe et du XXe siècle avons répandu cette confusion ? Aujourd'hui encore notre pays ne s'abandonne-t-il pas aux rêves ambitieux de certaines formes inaccessibles de puissance, quand un investissement du même montant lui permettrait de résoudre les problèmes sociaux du logement et de l'éducation dont la non-solution mène à la ruine morale et matérielle ?

Et puis, au centre de l'appétit africain d'industrialisation, je crois découvrir quelque chose de beaucoup plus respectable qu'une vaniteuse imitation (même si elle ne se manifeste que trop) de la volonté de puissance. Je souris, à voir le Mali éditer un timbre illustré de cheminées fumantes, telles que celles dont voici un siècle se couronnaient nos usines européennes... Dans cet appétit aux conséquences parfois regrettables, nous devons savoir discerner une volonté d'affranchissement – non pas seulement désir de parfaire une indépendance nationale encore fraiche, mais recherche d'un affranchissement de l'homme. Car passer la porte de l'usine pour l'homme d'Afrique ou du Moyen-Orient, représente un affranchissement aussi paradoxal que cela nous paraisse et aussi servile que nous semble son enchaînement à la machine : cet homme entre dans un monde où la nature est dominée.

Il faut, pour comprendre, avoir subi l'inhumanité de la nature africaine, avoir respiré les miasmes de sa forêt, avoir eu tous les plis du corps démangés par ses parasites. Il faut surtout avoir vu, quand vient la saison des pluies, monter de l'horizon le nuage violet de la tornade, quand après un moment de stupeur la savane se tord cinglée par les tourbillons de vent, pour comprendre la joie qu'éprouve à dominer cette nature une humanité qui fut son esclave et par elle soumisse aux aléas de la pluie et de la sécheresse : l'usine apparaît à l'Africain revanche sur le sort et domination du destin.

Et puis, cette industrialisation ne se trouve-t-elle pas porteuse d'une certaine éthique ? Elle est fille du travail. Quand nous avons ébranlé toutes les croyances du continent, l'Africain ne pressent-il pas sourdement que l'usine et son travail lui apportent une capacité de renouvellement intérieur ? Au-delà des « recettes à créer la richesse » que nous avons répandues, au-delà aussi d'un enseignement où l'Afrique n'a pas trop souvent vu que formules magiques pour l'accès à la bureaucratie, l'appel à parfaire la Création ne résonne-t-il pas, en un langage informulé, dans l'âme africaine ?

Comprendre n'est pas forcément accepter, encore moins préconiser. Si noblement humain que soit ce rêve d'industrialisation, il ne doit pas faire oublier aux Africains qu'un mauvais investissement se fait au prix de la peine des hommes et qu'une usine même productive, donc à bon droit souhaitable, crée moins d'emplois et de vraie richesse qu'une « micro réalisation » agricole. Le paysan qui améliore sa technique, lui aussi domine la terre.

Simplement, je voudrais que nous, Européens, nous ne jugions pas. À travers la vignette des timbres aux usines fumantes, sachons entendre un appel pour la liberté humaine et percevoir une tension inconscient vers la parousie.