Maroc

4/6/1964

 

Des bruits pessimistes ont couru ces derniers temps sur la situation politique, sociale et économique du Maroc. Le contact direct avec le pays dissipe ces impressions dues surtout à une situation délicate – réellement délicate – des finances publiques.

Certes, le Maroc possède une fragilité politique : tout repose sur le jeune roi Hassan II et les monarques orientaux peuvent, encore plus que les autres, être victimes d'attentat. Mise à part cette réserve, qui vaut pour tout le Tiers-Monde (la bombe déposée dans la villa de M. Ben Bella en atteste), la situation politico-sociale apparaît au contraire bien meilleure que je ne le supposais. Les syndicats, et spécialement l'UMT, ont voulu organiser une grève du secteur public pour protester contre l'austérité décidée par le Gouvernement. Cette grève, du seul fait qu'elle a été loin d'être un succès, représente pour ces syndicats un véritable échec. On craignait qu'elle devint générale et même qu'elle prit un tour insurrectionnel. Il n'en a rien été. C'est ainsi que l’Énergie Électrique, dont on redoutait les coupures, a maintenu son activité. Les cheminots se sont refusés à débrayer. Les transports urbains habituels ont été convenablement suppléés par des cars.  Quant aux entreprises privées, elles n'ont aucunement répondu aux propositions de grève de solidarité. Il faut reconnaître que dans un pays comme le Maroc quiconque possède un emploi se sent beaucoup trop privilégié pour le risquer.

Si un démenti a ainsi été apporté aux prévisions pessimistes en ce qui concerne la politique et le social, la situation proprement économique apparaît bonne. L'accroissement démographique pour lequel on annonçait des chiffres fabuleux et effrayants n'est que de 2,72%, quand la croissance de la production industrielle est, au contraire, très sensible. L'activité des industries textiles, en 1963, a été spectaculaire, l'indice d'ensemble de cette branche étant passé du niveau 147 en 1962 à 183 en 1963, montrant ainsi une progression de 24,5%. Ceci est une moyenne, car pour les tissus de coton la production a augmenté  de 61,4% ! les industries de matériaux de construction ont progressé de 11,4% par rapport à 1962. Même quand la croissance est moins nette, comme dans les produits chimiques, elle accuse 4,7% avec certains secteurs en pointe (eau de Javel +33,7%, caoutchouc industriel +29,7%). Nous pourrions continuer, pour tous les secteurs, cette énumération un peu fastidieuse.

Certes, la balance commerciale reste déficitaire, mais seulement de 30 milliards d'anciens francs au lieu de 40 milliards comme précédemment.

Le malaise, auquel nous avions fait allusion et qui, d'Europe, nous avait alarmé, tient essentiellement aux Finances Publiques. C'est un fait que les caisses sont vides. Au début de 1963, elles contenaient 100 milliards d'anciens francs (dont 32 gelés). Je ne suis pas sûr qu'elles en détiennent encore une dizaine...

Mais on doit se rassurer quand on constate l'extraordinaire courage montré par le Gouvernement royal pour remonter cette situation. La première mesure a été de réduire l'onéreuse assistance technique étrangère de 20% de ses effectifs. Il en résultera une économie de 21 milliards d'anciens francs. D'autres compressions portent ce chiffre à 30 milliards. Quand on pense que les travailleurs marocains en France rapatrient vers leur pays environ 5 milliards par an et que la France paie à des Marocains environ 9 milliards de pensions et retraites, on sent que l'équilibre de la balance  peut devenir assez aisément non plus déficitaire mais favorable. En effet, la hausse de quelques produits comme les agrumes peut aboutir à une recette supplémentaire de 15 milliards. Enfin, le Maroc possède pour redresser sa balance une véritable mine d'or : le tourisme. En 1963, ce pays a reçu 260 000 touristes. Ce chiffre sera encore plus brillant en 1964. Aucun pays n'est mieux placé que lui sur ce plan. Or, frais de transport mis à part, chaque touriste laisse au Maroc en moyenne 150 000 anciens francs par voyage. Que viennent 100 000 touristes de plus, et cela n'a vraiment rien que de prévisible, la balance reçoit un appoint de 15 milliards d'anciens francs.

C'est dire qu'à séjourner au Maroc, on se rassure sur la situation économique, comme on se rassure sur une situation budgétaire pourtant catastrophique. Le budget est énorme puisque, avec 300 milliards, il représente 30% du revenu national brut. Or, il n'est couvert qu'à concurrence de 200 milliards (je raisonne toujours en anciens francs). Une impasse d'un tiers à première vue fait frémir. Mais c'est là qu'éclate le grand mérite du Gouvernement royal. Mettons à part une avance de la Banque du Maroc de 25 milliards et une aide étrangère (en fait française et américaine) qui atteindra 22 milliards. Mettons-le à part, mais notons que cela représente une réduction de l'impasse de près de moitié. La mesure la plus courageuse – audacieuse même – a été l'alignement du prix du sucre sur son cours mondial. De 130 francs le kilo on l'a porté à 180 francs. Il en résulte une économie budgétaire de 17 milliards, puisque le budget payait la différence des cours. Les impôts ont été augmentés, mais avec une certaine prudence car n'ont été vraiment touchés que les revenus de plus de 300 000 francs par mois. Au bout de ces diverses mesures, en fait, l'impasse paraît devoir prendre des proportions normales. Une légère aide étrangère supplémentaire, qu'un tel effort mériterait bien, permettrait un redressement financier complet. Comment ne pas plaider pour que l'Occident apporte cette aide supplémentaire ? En particulier, on se demande comment la France engloutit autant d'argent dans la gabegie algérienne plutôt que reporter cette aide au Maroc. On se demande aussi comment les autres pays ne comprennent pas leur intérêt, quand Ben Bella se jette dans les bras de Moscou, de faire du Maroc, au moyen de quelques milliards d'anciens francs qui ne ruineraient personne, le pays pilote du Maghreb.

Certes, l'avenir comporte des ombres. Le chômage reste grave. Surtout commence de se profiler l'ombre du chômage intellectuel. Les diplômés vont assez tôt être trop nombreux par rapport à ce que l'économie générale du pays peut porter d'élite intellectuelle. La tentation sera d'éliminer les cadres intellectuels étrangers, aussi réduits soient-ils à présent (il n'y a plus que 18 000 salariés français au Maroc). Reste à savoir si des étudiants frais émoulus des facultés pourront d'emblée, malgré leur inexpérience, les remplacer. On parle aussi de « maroquinisation des entreprises », ce qui risque toujours de freiner l'arrivée de capitaux frais. En fait, nous avons recueilli du gouvernement lui-même l'assurance que la plus grande prudence serait observée. On peut le croire, car nous tenons aussi du Gouvernement royal que l'épineuse question des « liens de colonisation », au lieu d'être « réglée » par l'arbitraire confiscation, selon le mode bien maladroit des Tunisiens, va faire l'objet d'une transaction que les milieux français informés considèrent comme honorable pour toutes les parties en cause.

Tous les motifs se conjuguent donc pour que l'Occident montre vis-à-vis du Maroc une particulière sollicitude. D'abord, des motifs politiques, pour contrebalancer l'influence que l'URSS exerce sur l'Algérie. Ensuite économiques, le courage montré par le Maroc pour redresser sa situation financière est probant et à toutes chances d'être efficace du fait qu'il coïncide avec une conjoncture économique favorable.

L'aide de l'Occident au Tiers-Monde pâtit d'un vice congénital : l'éparpillement et le saupoudrage. La concentrer sur quelques pays qui s'aident eux-mêmes et qu'un simple coup de pouce peut faire franchir la barrière qui les sépare du développement, apparaîtrait de bien meilleure doctrine. La preuve est apporté, par la Grèce notamment, de l'efficacité d'un tel coup de pouce dès lors que certaines conditions sont remplies. Après cela, les pays à qui on aura fait franchir le seuil du développement entraîneront les autres. Le Maroc, si les capitaux privés continuent de s'y investir, si les États européens savent l'aider, mérite qu'on prenne le pari de son développement.