Le Japon et l'Afrique Noire

11/9/1964

 

Les Africains vivent dans la crainte du « néo-colonialisme ». ils redoutent l'influence, plus ou moins masquée, soit de l'ancienne Puissance administrante, soit de nouveaux candidats à la domination. Le mot « impérialisme » éveille en eux des réflexes défensifs immédiats : certains pays ne se font pas faute de provoquer ces réflexes et de les exploiter. Quant aux anciennes métropoles, elles s'inquiètent du vide qu'elles laissent derrière elles. Elles savent d'autres États disposés à remplir ce vide. Comment au surplus n'éprouveraient-elles pas cette inquiétude ? Les États-Unis ont multiplié les missions d'aide et de coopération parfois indiscrètes et de toute façon compromises par leurs outrancières interventions asiatiques. Ces interventions, nul ne les ignore en Afrique. La Russie et ses satellites ont mené grand bruit en Guinée. La Chine nationaliste s'agite, sans doute pour se donner à elle-même l'illusion d'exister. Plus inquiétante la virée de M. Chou-en  Laï voici un an. Israël propose son assistance, bien accueillie des Africains. L'hôtel Ivoire dresse sur la lagune d'Abidjan une silhouette babélique. Aujourd'hui, cette silhouette exprime bien la place qu'Israël veut prendre dans l'Afrique francophone. Ne parlons pas de moindre seigneurs, puisque, après ceux de Hong-Kong, les chinois de Macao commencent à se manifester.

Ces aides ostentatoires, ces assistances puissamment orchestrées empêchent peut-être les Africains, comme d'ailleurs les Européens, d'observer un autre effort de pénétration, plus efficace parce qu'insidieux et discret : celui du Japon.

Pour feutrée que soit la démarche japonaise, on n'en sait pas moins qu'en octobre 1963 s'est tenue à Paris une Conférence de diplomates nippons en vue « d'étudier ce que pourrait faire le Japon en Afrique et surtout en Afrique francophone » à la suite de son admission à l'OCDE et de la signature de la Convention de Yaoundé qui lie dix-huit États africains à la CEE.

Cet intérêt du Japon n'est pas nouveau, mais l'extrême vigilance de l'administration française, jusqu'en 1958, avait en fait découragé ses interventions. On ne peut guère noté que, en 1957, un léger courant d'affaires, de caractère occasionnel et même accidentel, dû à un mécanisme de financement des importations consécutif à la pénurie de devises, les « comptes EPAC ». mais après l'indépendance, plus précisément en 1961, comme en atteste la statistique ci-dessous, le tournant allait être pris, tandis que 6 États africains – le Cameroun, le Dahomey, le Niger, Madagascar, le Togo, le Gabon – signaient tout à tour des accords bilatéraux avec le Japon :

 

Années

Importations des États  africains et malgache en provenance du Japon (en francs actuels)

1957

14.460.000

1958

16.430.000

1959

18.970.000

1960

18.460.000

1961

33.200.000

1962

50.555.000

 

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Cette offensive économique japonaise présente un trait particulier : elle est concentrée de façon précise et calculée sur quelques États.

Non pas en ex-AOF. Dans l'Union Douanière des  États d'Afrique de l'Ouest, un seul pays a jusqu'ici dangereusement ouvert ses portes aux importations asiatiques : le Niger. La progression des importations japonaises, ce que nous venons de décrire, est essentiellement le fait du Cameroun et de l'ex-AEF (A Madagascar, les importations japonaises atteignent un fort volume, mais il est remarquablement constant depuis de nombreuses années). On peut dire que la pointe de l'offensive japonaise est au Cameroun. De fait, une mission, composée de personnalités particulièrement marquantes de l'économie nippone, a séjourné dans cet  État tout l'automne 1963, en particulier les représentants de la Mitsui, de la Dhai-Nippon Stinning et de la Nichineu. Au surplus les statistiques sont éloquentes (toujours en francs français) :

Années

Exportations

1958

1.860.000

1959

4.000.000

1960

4.800.000

1961

9.580.000

1962

14.800.000

 

Mais l'Union douanière Équatoriale (ex-AEF) entraînée par le Cameroun suit une progression presque aussi frappante, dont les responsables sont alternativement le Tchad et la République Centrafricaine (toujours en francs) :

Années

Importations

1957

1.900.000

1958

2.600.000

1959

1.697.000

1960

2.480.000

1961

8.100.000

1962

12.000.000

 

Encore, les chiffres ci-dessus n'expriment-ils qu'une partie de cette progression japonaise. En effet, tirés des statistiques douanières, ils ne tiennent pas compte d'un contrebande à certaines époques importante, ni surtout des fraudes sur l'origine consistant de la part de trafiquants assez nombreux à présenter comme originaires du marché Commun, afin d'éviter les droits de douane, des marchandises en réalité asiatiques dont on a seulement changé les étiquettes dans les ports d'Hambourg ou de Gênes.

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Nous avons, à plusieurs reprises, présenté cette progression japonaise comme inquiétante. On pourrait nous objecter qu'elle n'a rien que de naturel. Des conférences internationales ne viennent-elles pas de recommander l'ouverture de nos débouchés aux industries du Tiers-monde ? Le Japon est un pays ami, prudemment gouverné et qui ne semble pas devoir jouer le rôle de trublion politique. N'obéissons-nous pas aux réflexes d'un nationalisme vieillot ? Un mercantilisme suranné ne nous inspire-t-il pas ? Il convient donc de nous expliquer.

Réflexes d'un nationalisme vieillot ? Une grande prudence s'impose quand on manie des concepts. C'est un fait : les importations japonaises se développent au détriment des positions françaises sur les marchés africains. Par une exploitation abusive des avantages concédés aux membres de la CEE par la Convention de Yaoundé, certains  États européens risquent de multiplier les fraudes sur l'origine que nous avons relatées à propos de l'ex-AEF. La menace contre les positions économiques françaises s'en trouvera accentuée. Ne sommes-nous pas en droit de nous en préoccuper ? La perte de débouchés traditionnels aurait d'importantes répercussions en France où les difficultés économiques sont loin de n'affecter que le secteur automobile. Des économistes, à tort ou à raison, prévoient même une crise mondiale du style 1930. il est certain que, dans la mesure où la Bourse est un baromètre, elle marque plutôt « tempête » que « beau fixe ». On peut donc croire en un devoir national de vigilance car, par la perte de débouchés traditionnels, nos classes les plus défavorisées seraient touchées.

Mais surtout, si elle continue sur sa lancée, la progression économique japonaise en Afrique francophone peut être dangereuse pour le développement de ce continent. L'Afrique s'équipe industriellement. Sans doute, empêche-t-elle, elle-même, cette industrialisation de suivre un rythme souhaitable en maintenant sa « balkanisation » économique. C'est à juste titre que le rapport Jeanneney insiste sur ce point. Cette « balkanisation », empêchant les grandes séries, aboutit à une élévation des prix de revient. Mais cette élévation a d'autres causes. Ayant participé à la création de plusieurs entreprises industrielles en Afrique, je puis témoigner des difficultés inhérentes à ce continent : lourdeur des charges en main-d’œuvre, lourdeur des charges de transport, lourdeur surtout du poste « entretien ». Tout cela revient à dire que la jeune industrie africaine ne peut aucunement supporter la concurrence des prix anormalement bas pratiqués par le Japon. Car la production japonaise à la fois bénéficie de bas salaires, dernières traces du sous-développement passé, et à la fois d'un équipement technique, d'une qualité de main-d’œuvre et d'une organisation commerciale de pays « hyper-développé ». La question est de savoir si l'Afrique restera la « clocharde » du monde, par suite de l'avance que prennent quelques pays neufs, ou si elle aussi trouvera son épanouissement économique.

Notre inquiétude ? Une autre considération la provoque : l'orientation géographique de l'offensive japonaise. Elle a pris pour objectif premier, comme  plateforme de départ le Cameroun. Or, le Cameroun, nous l'avons laissé entendre quand nous avons montré qu'il entraînait l'ex-AEF dans son sillage, représente une des positions clefs de l'Afrique. Il n'a pas, comme la Nigeria, ce que j'appellerai le bénéfice du nombre, mais il possède encore plus d'avantages géopolitiques. Il est la charnière entre l'Afrique de l'Ouest, l'Afrique Centrale et les régions soudanaises. Outre cette position géopolitique exceptionnelle, le Cameroun possède le privilège d'être un véritable microcosme africain. On y trouve rassemblées toutes les situations éparses à travers le continent, comme toutes les possibilités, comme toutes les races et toutes les religions. Ce privilège fait du Cameroun une extraordinaire caisse de résonance pour tous les mouvements de l'Afrique. Telles fut la raison des efforts communistes que, dès 1949, les hauts commissaires français ont signalé à leur gouvernement, efforts qui devaient aboutir à une guerre civile aujourd'hui encore à peine apaisée. On peut dire sans grande exagération : qui tient le Cameroun tient l'Afrique.

Si une influence asiatique s'implantait dans un tel pays, quelque chose dans l'équilibre du monde serait changé. Évidemment, et nous l'avons déjà dit, le Japon est devenu un pays sage plus soucieux de progrès et de mieux-être économique que d’aventures. Mais il est aussi le seul pays où se soit effectuée la concentration capitaliste prophétisée par Marx comme ultime étape avant le socialisme. De fait, la direction économique est tellement concentrée entre les mains de quelques compagnies commerciales qu'en substituant dix commissaires du peuple à leurs dix directeurs, on ferait passer le Japon au communisme sans même que personne à Tokyo s'aperçoive qu'une révolution s'est déroulée. Le relèvement du Japon, tels que les États-Unis de Mac Arthur l'ont opéré, peut se retourner contre ses auteurs.

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XX

Ce n'est pas qu'on doive traiter le Japon comme une sorte de pays maudit à rejeter au banc des nations. On peut lui appliquer le mot de Valéry sur l'Allemagne : il est plus dangereux par ses vertus que par ses vices. Peut-être, nul pays ne mérite-t-il plus qu'on assure son épanouissement et qu'on l'aide à dissiper les dernières ombres du sous-développement qui planent encore sur lui, c'est-à-dire son déséquilibre démographique. Il a accompli un énorme progrès social. Un pays capable de l'énergie qu'il a démontrée ne se laisserait pas étouffer ; à entraver son développement on mettrait en péril la paix du monde – et c'est déjà entraver la paix que de commettre une injustice.

On ne trouvera de solution au problème qu'en s'accrochant à ses deux données, sans prétendre le résoudre par l'escamotage de l'une d'elles comme le font souvent les politiques. Il faut empêcher le Japon de ruiner l'Europe et d'entraver le développement africain, mais en même temps il faut lui faciliter son progrès. Aucune des recettes libérales n'apportera la solution. Énoncer les données de ce problème, c'est prononcer la faillite du GATT et de sa morale libre-échangiste. Au lendemain de la guerre, les  États-Unis, dans la fougue de leur prépondérance, ont voulu nous imposer cette morale. C'était prendre le XXe siècle pour le XIXe siècle. Concilier des nécessités aussi contraires que celles que nous venons d'exposer  ne peut être obtenu par je ne sais quel retour au « laisser faire, laisser passer ». C'est au contraire en concluant des accords pays par pays et produit par produit, en dégageant des contingents proportionnés aux capacités d'absorption de chaque marché, qu'on peut permettre au Japon d'écouler sa production sans entraîner la ruine de ses partenaires. Des accords (que nous sommes loin de la morale du GATT) devront être extrêmement précis. Il ne suffit pas, par exemple, que la France limite à un contingent déterminé les importations de tissus de coton. Si le Japon l'utilise entièrement en serviettes éponges, cette industrie particulière sera ruinée. C'est vraiment dans une négociation article par article qu'un résultat peut être obtenu.

Le problème des concurrence entre l'industrie des pays développés, des pays vraiment en voie de développement, des pays qui commencent d'émerger est complexe en même temps que grave. On n'en parle, et souvent dans de hautes sphères, qu'avec beaucoup trop de légèreté. Il ne se réglera que par des ententes professionnelles que les gouvernements auront à entériner et à contrôler. J'ai jeté un cri d'alarme, mais le cas du Japon n'est à mes yeux qu'un exemple significatif. Le moment est venu de dépasser les étroitesses nationales, certes, mais aussi l'irréalisme des conférences trop vastes et trop ambitieuses pour atteindre des résultats précis. Les rapports entre le Tiers-monde et les nations industrielles demandent pour être normalisés autre chose que de bons sentiments et des palabres.