Une Afrique ressuscitante

La Croix 13/6/1964

 

Bruissantes nuits africaines : je me retourne en vain sur mon lit. Trop de cris scient leur épaisseur. Des cigales vibrent de toutes leurs élytres et me vrillent. Les hautes herbes s'entrefroissent et crissent, soie qu'on déchire. Énorme beuglement d'un crapaud. Et rythme les innombrables rumeurs du tam-tam. Il bat dans la nuit sans sommeil. Jusqu'à l'aube son langage tonal, pour moi incompréhensible, rend plus irritantes les trop vivantes ténèbres.

Un son pourtant. A travers la nuit montent des voix, non plus des cris ou des battements, mais un chant. La psalmodie a saisi la nuit. Elle l'ordonne au silence. Les moines de Bouaké sont à matines, et leur prière exorcise la palpitante obscurité. Elle lui donne visage des nuits silencieuses de givre, quand sonne la première cloche de Noël. Cette nuit, toutes les nuits à présent, pour la terre d'Afrique un enfant est né. Il s’appellera : Conseiller admirable, Dieu fort, Prince de la Paix.

Ce chant, et la nuit entière est transfigurée. Pour le Dieu ainsi annoncé elle se fait cathédrale, comme la case sacralisée où chantent les moines, mêmes piliers de bois et même voûte, est transfiguration des cases africaines ; comme au plus obscur de ce sanctuaire, là où ne vient jamais aucun reflet des torrides midis des tropiques, la petite vierge baoulée, cousine de nos vierges noires romanes, est transfiguration du fétiche ; comme cette petite vierge baoulée baptise un confus passé d'animisme, l'oriente à la Grâce, lui confère le sens d'une attente : un avent.

La Bonne Nouvelle ne s'est répandue qu’insuffisamment en Afrique. L’Église piétine en un progrès trop lent pour notre impatience. Le dévouement n'a pas manqué pourtant et les peu nombreux moissonneurs se sont usés à leur tâche. Beaucoup en sont morts. Ils ont enseigné, ils ont soigné, ils ont aimé. Le témoignage du sang n'a pas manqué non plus. Pourtant, comment ne pas ressentir comme une blessure au flanc de l’Église, ces foules immenses de l'Afrique encore ignorantes du Dieu vivant ? Peut-on accepter que fasse défaut au Corps du Christ, pour son achèvement, l'irremplaçable chaleur humaine de l'Afrique, son don de communion sociale et cosmique ? Le feu de la pentecôte ne brûlera-t-il pas au buisson tout près d'être ardent du Continent noir ?

J'y pense, tandis qu'à travers la nuit perce la psalmodie des moines. Mais ces voix qu'attendaient la nuit sans sommeil, n'est-ce pas elles que toute l'Afrique attendait ? Je le comprends soudain : il manquait cet acte de foi dans la Résurrection, les monastère. Pour que l'Afrique entre dans le jeu de la Résurrection, il manquait ce premier morceau d'un monde ressuscité, cette anticipation de la Parousie ; il manquait ce grain qui précipite en or tout l'obscur mélange, ce premier fragment de glace dont le jet fige en banquise tout un océan. Je le sens : l'alchimie sublime de la prière, comme elle a ordonné à la Grâce la nuit équivoque, ressuscite, psaume après psaume, l’énorme Afrique, elle la mue en lumière – parce qu'un arpent du dol africain participe dès à présent au Corps du Christ.