La conférence de Dakar a créé un vide en Afrique de l'Ouest

6/4/1964

 

Un seul mot peut traduire la situation politique en Afrique de l'Ouest depuis la Conférence de Dakar : confusion. Apparemment les choses pourraient sembler simples. Le chef d’État de Mauritanie, Président en exercice de l'Union Africaine et Malgache, M. Moktar Ould Daddah, a « torpillé » l'Union qu'il présidait pour se concilier les bonnes grâces orientales dans son différent avec le Maroc, notamment en se les gagnant par le truchement de la Nigeria, influente au Caire et qu'on sait n'avoir jamais apprécié l'existence de l'UAM. Le Sénégal a espéré, en assassinant cette UAM, faciliter son propre rapprochement avec la Guinée et le Mali et, partant, sortir de son isolement. Cela n'explique pas tout, ni le caractère agressif et fracassant du discours prononcé à l'ouverture de la Conférence de Dakar par le Ministre des Affaires Étrangères du Sénégal, M. Doudou Thiam, connu comme modéré, habituellement, ni surtout le coup de téléphone échangé pendant deux heures par M. Senghor et M. Houphouet-Boigny. De cette conversation, rien n'a transpiré, sinon qu'elle fut atrocement orageuse et n'a pas rapproché deux hommes dont l'hostilité défrayait déjà la chronique quand tous deux appartenaient au Parlement français.

Quand on interroge les divers ambassadeurs accrédités à Dakar, quand on tente de confesser les hommes d’État africains, on en retire le sentiment que nul ne sait plus où en est l'Afrique de l'Ouest, qu'elle soit francophone ou anglophone, dans ses tentatives de rapprochement. Tous vous disent : »On ne verra pas clair avant la conférence qui doit se tenir à Nouakchott vers la mi-avril ». Mais tous ajoutent : « Si toutefois cette conférence a lieu »37. Pour le moment, à la Conférence de Dakar on a décousu. Je dirai même qu'on a déchiré. Cela sous prétexte de faire mieux par la suite. Mais aucun homme d'État ne sait ce qu'il veut faire. Personne n'a idée de la façon de recoudre. On raconte évidemment qu'il s'agit d'un débat pour savoir si l'ancienne OAMCE est compatible avec l'organisation créée à Addis-Abeba. Mais de tels propos n'ont d'autre raison que de détourner l'attention.

L'espèce de vide politique ainsi créé permet toutes les intrigues. Les Ambassades et les Services Secrets (qui parfois, pour un même pays, se contredisent) intriguent en quelque sorte par métier, nul n'étant très certain de son véritable intérêt. A travers toute l'Afrique de l'Ouest, Pékin joue contre Moscou, Moscou contre Washington et Washington contre Paris, si vous ajoutez que sur un mode mineur la Tunisie joue contre le Maroc et Israël contre Le Caire vous aurez quelque idée de la confusion créée par la destruction assez imprudente, ou tout au moins prématurée de l'UAM. C'est aujourd'hui qu'on peut parler de Balkanisation de l'Afrique de l'Ouest, et cela sous le signe de l'unité africaine !

Dans cette confusion, trois regroupements s'esquissent parmi les francophones. Houphouët-Boigny essaie de « recoller » ce qui fut « l'Entente ». Il a marqué un point avec la réconciliation entre le Dahomey et le Niger. En même temps, la Côte d'ivoire s'entend bien mieux qu'auparavant avec la Haute-Volta. De son côté, Senghor voudrait réaliser un bloc Mauritanie, Mali, Guinée, Sénégal. Pendant toute la visite du roi du Maroc, les derniers jours de mars, il a tremblé que celui-ci ne tienne des propos gênants vis-à-vis du Gouvernement de Nouakchott. Ce fut un soulagement quand, au contraire, on put interpréter comme apaisantes les paroles prononcées par Hassan II devant l'Assemblée Nationale Sénégalaise.

Mais le rapprochement que tente Senghor est un rapprochement de pauvres. Seule la Guinée, si elle changeait de politique économique, pourrait être prospère. Surtout, ce rapprochement est contrarié par le problème monétaire. Le Sénégal demeure accroché au franc, et c'est bien pour lui le seul moyen, dans ses grandes difficultés économiques, de posséder une monnaie saine. Mais le Mali ? Mais la Guinée ? Des sondages ont été opérés auprès de Paris en vue d'obtenir que la France gage chacune de ces monnaies individuellement. Paris s'y est refusé, non sans de solides arguments.

Et nous trouvons la seconde de ces inconnues qui font que, depuis la conférence de Dakar, on a l'impression qu'on a détruit sans savoir ce qu'on voulait rebâtir. La première est de savoir si la conférence de Nouakchott aura lieu, et, dans cette hypothèse, d'une part, qui y participera, d'autre part ce qu'elle décidera. La seconde inconnue est la façon dont pourra se résoudre le problème monétaire de l'Afrique de l'Ouest francophone. On pourrait ajouter l'Afrique anglophone, puisqu'on parle de plus en plus d'une dévaluation de la livre guinéenne masquée par le passage du système duodécimal au système décimal. Du côté français, on paraît envisager des réformes mineures, comme la diminution du nombre des administrateurs français de la Banque Centrale des  États d'Afrique de l'Ouest (actuellement un tiers du Conseil d'Administration), voire leur élimination complète. Au lieu d'un contrôle par l'intérieur s'exercerait un contrôle par un contrat. Tout cela s'accompagnerait d'une petite dévaluation du CFA et d'un changement d'appellation de la monnaie. On ne voit pas très bien comment cela modifierait quoi que ce soit au fait que le Mali ne peut pas réduire ses dépenses – totalement inutiles – qui ruinent ses finances et ont découragé les organismes internationaux de lui accorder aucun prêt. Si bien que le Sénégal ne peut, avec le Mali, que s'associer à un perpétuel débiteur. Quant à la Guinée, les Américains semblent s'y intéresser de plus en plus, ce qui contrarie certainement le rapprochement qu'avec persévérance Senghor poursuit vis-à-vis d'elle.

En un mot, la Conférence de Dakar a détruit un passé, elle n'a rien bâti pour l'avenir. Elle a consacré un certain éclatement de l'Afrique de l'Ouest. Elle n'a pas vraiment amorcé la construction d'une unité africaine. L'observateur qui traverse en ce moment cette région n'en tire qu'une seule impression : un vide et une confusion dans laquelle demeurent deux points solides – au moins pour le moment – la Côte d'Ivoire, du côté francophone et la Nigeria, du côté anglophone. Pour le moment, attendons la conférence de Nouakchott et demeurons à l'écoute de ce que, moins bruyamment, envisagent les experts monétaires.

A cette impression, ajoutons-en une autre : le découragement des dirigeants africains. Ils ont le sentiment que l'Occident les « lâche ». Les articles de M. Cartier dans Paris-Match les ont désespérés. Certains propos du Général De Gaulle et ses flirts latino-américains les inquiètent à juste titre. Les nouvelles orientations américaines vis-à-vis du Tiers-monde les catastrophent. Ils découvrent, et n'en font plus mystère, que leur convention d'association avec la CEE ne leur apporte rien de vraiment constructif du fait qu'elle n'a pas réglé le problème de l'écoulement des produits agricoles tropicaux. L'Afrique de l'Ouest, si sûre encore voici deux ou trois mois, devient plus inquiétante et cela non par suite des intrigues des chinois ou des russes, mais par suite d'une désespérante carence des Occidentaux. Il serait grand temps de lui venir vraiment en aide.

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Une information sur la politique intérieure du Sénégal, qui peut avoir son importance :l e Président Senghor serait en passe de se réconcilier avec son ancien Premier Ministre, M. Mamadou Dia. On a prétendu que le Prince marocain Moulay Abdallah aurait, lors de son passage à Dakar avec Hassan II, servi d'intermédiaire. Ce dernier point, difficilement vérifiable, paraît un peu romanesque, mais n'est pas impossible. Ce sont, en effet, les confréries musulmanes qui ont amené la rupture entre le Président Senghor et M. Mamadou Dia. Or, plusieurs de ces confréries sont des filiales des zaouïas marocaines. Si le rôle du Prince Abdallah est hypothétique, au contraire le rapprochement auquel ont certainement travaillé des hommes comme le RP Le Bret, dont on sait l'influence à Dakar, paraît très probable, sinon certain. Un réel mécontentement paysan, dû aux difficultés économiques, ne peut que pousser le Président Senghor à se réconcilier avec le maximum de ses adversaires. Quant à M. Mamadou Dia, on lui prête une grande lassitude et un grand ennui de la vie cloîtrée, surtout, dit la petite histoire, que cette claustration le soumet à un régime de continence auquel il passait pour n'être pas accoutumé.

 

 


37 Quand ce papier paraîtra, on saura à quoi s'en tenir.