Sous les vergers d'Hammamet

La Croix 19/3/1964

 

Que de fois, ces derniers temps, conversant avec de jeunes Tunisiens dans les vergers d'Hammamet qui, avec leurs orangers ponctués d'or, sous l'élan spirituel des cyprès, semblent sortis d'une miniature persane, j'ai été surpris de ce que ces garçons, frottés de mathématiques dans nos collèges, vernis de nos auteurs classiques (mais on ne leur a jamais cité Pascal), ayant appris sans grand ordre et de « seconde main » quelques principes de Descartes, de Kant ou de quelques autres philosophes aussi dépassés, ignoraient tout de nos vraies valeurs. Bonjean, voici quelques quinze ans, déplorait qu'il n'y eût pas d' « occidentalistes » pour nous expliquer aux Orientaux. Malik observait récemment qu'il n'existe pas, d'un auteur arabe, un seul livre honorable sur le christianisme. Que sait-on de l'Europe, quand on ignore la Divine Comédie et la cathédrales de Chartres ?

Le pire est que s'opère une sorte de connaissance par l'envers. Les jeunes hommes avec qui je conversais dans les vergers d'Hammamet étaient des heureux de ce monde. Leur ignorance n'avait pas que des excuses. Mais ces masses, ces foules des bidonvilles ? Que connaissaient-elles de nous, hors le vieux jerrican ou le carton ondulé de leurs gourbis ? C'est Rondot, je crois, qui l'a écrit : « Vue par elles, notre civilisation est une civilisation du déchet ».

Il est comme une pénétration plus subtile de cette connaissance de nous par le bas. Paradoxalement, le film égyptien de langue arabe l'opère. Suivons les adolescents de Tunis. Engouffrons-nous avec eux dans cette salle où on va leur verser des rêves. L'écran s'anime : une fausse Brigitte Bardot bombe la poitrine et exhibe ses jambes. Un  héros gominé, aux allures de croupier italien, lui fait une cour dans le style « courriers du cœur ». Ce qu'apporte ce film égyptien de langue arabe, ce n'est absolument rien d'oriental ou d'islamique, mais un Occident de rebut. Ce qu'il offre aux adolescents de Tunis ? Les plus dégradées des mythologies européennes. Du vieux jerrican au film égyptien s'opère, je répète ce mot, une européanisation par le bas !

Qu'y pouvons-nous ? Au Maroc, le Prieuré bénédictin de Toumliline lutte victorieusement pour qu'à la civilisation islamique ne se substitue pas finalement une Europe issue des Folies- Bergères. Il n'est pas de Toumliline partout. Ailleurs, je crois que les jeunes foyers chrétiens, de plus en plus nombreux dans les pays francophones, ont un rôle capital à jouer au fur et à mesure que des couches plus anciennement implantées s'effacent, à qui les vicissitudes politiques interdisent, quelle que soit leur valeur propre, presque toute action. L'amour vraiment vécu de tels foyers – supposant et contenant l'Amour qui, lui, fait mouvoir le soleil et les autres étoiles – peut rapprocher ces pays d'une véritable Europe ignorée par eux, d'une Europe qui ne soit ni le déchet du jerrican ni les formes de Brigitte Bardot.