A la mémoire d'André Peytavin

18/2/1964

André Peytavin, Ministre du Commerce du Sénégal, est mort le 3 février 1964, victime de son dévouement à l'Afrique. Dans cette chronique Georges Le Brun Keris, qui fut un de ses intimes, évoque pour nous ce que fut sa vie et le sens de son sacrifice.

 

André Peytavin : je me le rappelle la veille de son premier départ pour l'Afrique. Comme j'imaginais peu qu'un jour il adopterait la nationalité d'un pays africain et qu'il en serait sept années consécutives ministre ! Comme j'imaginais peu qu'un jour, pleurant sa fin prématurée, je citerais du moins sa vie comme exemplaire de tout ce que peut un chrétien, et même simplement un homme de bien, dans le Tiers-monde.

Je le revois, avec ses cheveux mal plantés, ses yeux si clairs et son sourire un peu timide, m'interrogeant sur cette Afrique à laquelle, vétérinaire frais émoulu de Nogent, il avait décidé de consacrer sa vie. Je le revois aussi, voici quelques mois à Dakar, Conseiller très écouté du Président Senghor, dont il a été constamment le compagnon de gouvernement. Je mesure le chemin parcouru pendant ces quelques douze ans. A quoi André Peytevin dût-il ce destin exceptionnel qui d'étudiant chrétien l'a mené à contribuer directement à la naissance d'un nouvel État ?

Je dirai d'abord : à sa patience. Trop de garçons, débarquant en Afrique avec générosité, s'y jettent à corps perdu dans l'action avant de rien connaître de l'univers noir où cette action s'insère. André Peytevin, pendant son premier séjour, effectué en ce Mali qui s'appelait encore Soudan, s'est abstenu de toute activité politique. Il ne s'est pas non plus cantonné à l'univers clos et parfois mesquin des fonctionnaires européens. Guidé par les Pères Blancs, il s'est mêlé à la vie africaine, apprenant à connaître les âmes et se créant des amitiés. Je sais que les larmes que j'ai versées (pourquoi s'en cacher?) quand j'ai appris sa mort, elles furent versées en même temps par un Jean-Marie Kone, Vice-Président du Mali.

C'est au Sénégal, lors d'un second séjour, qu'il devait entreprendre l'action politique qui allait l'amener à un portefeuille ministériel. Cette action politique, il l'a poursuivie sous le signe de la générosité. Je l'entends encore m'expliquer sa volonté d'aider l'Afrique à se trouver elle-même. J'ai malheureusement égaré une lettre où il expliquait le don de soi qu'il lui faisait. Il ignorait, hélas, qu'il porterait ce don jusqu'à l'ultime sacrifice, victime d'une des endémies de son continent d'adoption.

Troisième qualité par quoi il est exemplaire à ceux qui veulent œuvrer pour le Tiers-monde : la modestie. Si les Africains ont fait de lui un des leurs, c'est qu'il ne les a jamais « paternalisés ». Il fut toujours à leur disposition sans jamais prétendre les dominer, mettant à leur service son intelligence et sa probité.

Plus éclatant qu'un autre, le destin d'André Peytevin n'est pas d'une essence si exceptionnelle qu'on pourrait le croire. A l'heure où toute une partie de l'Afrique noire s'ensanglante et sombre dans le génocide et la barbarie, on me demande souvent comment il se fait que les pays francophones soient presque sans heurt, tout au moins jusqu'à présent, passés de la colonisation à l'indépendance. Ils le doivent à la sagesse de certains de leurs hommes d’État. Ils le doivent au caractère progressif de la décolonisation française – de la Constitution de 1946 à la loi-cadre de 1958 – qui fit de cette indépendance non pas un choc, mais l'ultime étape d'une évolution. Ils le doivent encore plus à quelques hommes, chrétiens ou non, qui, tel André Peytevin, furent là, tout à la fois pour rassurer par leur présence même leurs compatriotes français et pour aider leurs nouveaux compatriotes africains dans ce moment difficile de leur devenir.

André Peytevin n'avait pas trente huit ans à l'heure de sa mort, mais sa vie avait déjà pris tout son sens : il fut comme le pionner de ce monde nouveau que peut engendrer la rencontre de l'Europe avec la vitalité africaine.