Réponses à un questionnaire

Côte d'Ivoire

1- Position de M. Houphouet-Boigny

La position d'Houphouët-Boigny reste très forte. L'opposition est en fait cantonnée aux faubourgs urbains, aux petits fonctionnaires et à quelques personnages avides d'avancement. Peut-on même parler d'une opposition ? Ce mot est beaucoup trop européen pour exprimer l'action de quelques foyers d'intrigues.

La force réelle du Président Houphouet-Boigny, outre une extraordinaire connaissance de son peuple et une extrême habilité tactique, réside dans l'appui de tout ce qui est traditionaliste et dans le monde paysan qui représente 95% de la population. Dans le monde paysan, son prestige immédiat est accru par le fait que les prix sont rémunérateurs et que, contrairement à ce qui se passait auparavant où un tas d'intermédiaires prélevaient des dîmes, le montant de la récolte revient intégralement au producteur.

La solidité du régime actuel paraît attestée par le fait que les événements politiques de septembre n'ont eu aucune répercussion économique. Non seulement il n'y a pas eu de désinvestissements, comme on pouvait le craindre, mais le système des investissements nouveaux s'est maintenu (en 1962 : 665 millions CFA ; en 1963 : 1 600 millions CFA, soit une multiplication par deux fois et demi). La Côte d'Ivoire a sa balance plus que jamais excédentaire (100 millions de dollars à son compte à la Banque de France). Les investissements ne sont pas seulement français, mais allemands, italiens, américains, suisses et israéliens.

Ceci montre à la fois l'habileté d'Houphouët-Boigny qui a eu, notamment en indemnisant les européens expulsés, éviter tout mouvement de panique. Cela montre aussi la solidité de l'économie ivoirienne : peu de pays pouvaient supporter un tel choc politique (plusieurs ministres passant du Gouvernement à la prison) sans panique financière et désinvestissement.

Mais ce régime comporte une faiblesse : elle est à Paris. Le dénigrement systématique de certains milieux français a une énorme influence dans des pays (cela vaut pour toute l'Afrique francophone) où on lit les journaux français, où idéologiquement et sentimentalement on est resté extraordinairement français. En fait, sans le savoir, une certaine gauche française téléguide l'Afrique francophone. C'est là un capital à retenir, si on veut comprendre l'Afrique actuelle, car on commet beaucoup de contresens à ne pas comprendre que l'indépendance ne soit forcément le contrepied de la colonisation. La faiblesse d'Houphouet-Boigny est qu'une certaine intelligence ivoirienne puise à Paris des motifs ou des arguments pour douter de lui.

2- Position de Philippe Yacé

Je défis quiconque de la définir. Il apparaît le seul dauphin possible. Mais en même temps on parle de temps à autre de son arrestation. Houphouet le met à la tête de la Milice, mais peu de temps après il désarme celle-ci.

Yacé pourra-t-il succéder à Houphouet ? Tout ce qu'on peut dire est que son gouvernement aurait un tout autre style, plus vraiment dictatorial, plus brutal et moins appuyé sur des forces traditionnelles où il ne dispose pas des mêmes pouvoirs initiatiques que le président actuel (et puis, il s'est remarié avec une antillaise).

Yacé est un dauphin possible, mais qui demain sera peut-être enfermé à Yammoussoukro.

3- Raisons des mesures prises par Houphouët-Boigny contre l'opposition

Que  ce mot d'opposition est impropre ! Je l'ai déjà dit. Tous les gens compromis, au surplus, étaient au pouvoir !

Les origines des complots seront troubles et complexes et peu perceptibles à des européens. J'ajoute qu'il n'est pas certain que tous les hauts personnages emprisonnés soient coupables. Certains ont pu être pris, bien qu’innocents, dans un coup de filet rapide et brutal.

A la base de ces complots, on trouve un cocktail de raisons tribales (notamment l'opposition congénitale des Agnis et des Botes au chef Baoulé Houphouet-Boigny), parfois des influences marxistes, voire inspirées par la RAU à travers certains éléments musulmans (cela a été dit en France, pour ma part j'en doute). Et sur ces faits proprement africains, se greffe le terrible besoin d'argent de certains hommes d’État ivoiriens. Il faut comprendre que chacun d'entre eux doit entretenir une clientèle énorme, avide et menaçante. Il ne parvient jamais à faire face. D'où une tentation permanente d'accéder au pouvoir suprême dont les ressources ne sont pas limitées. D'où aussi les concussions.

Il faut reconnaître qu'Houphouet a créé un doute sur la réalité des complots et sur ce qu'ils étaient en arrêtant conjointement des personnages coupables de prévarication et d'autres plus susceptibles d'avoir voulu le « supprimer ». De même, il a soulevé le scepticisme en accusant la franc-maçonnerie. De fait, on voit mal le Grand Orient de France se transformant en association de malfaiteurs. Mais il faut faire la part du climat et comprendre que le soleil peut transformer une société secrète européenne en secte initiatique du terroir, avec rites bizarres autour de cadavres déterrés, etc...

Et puis, tout régime absolu n'est-il pas tempéré par l'assassinat ?

 

4- Vue d'ensemble sur le plan de la politique économique

A/ Abandon du libéralisme ?

La question posée, que je n'ai pas reproduite in extenso, me paraît comporter une erreur fondamentale d'interprétation.

Il n'y a rien de vraiment changé dans le politique économique de la Côte d'Ivoire.

Celle-ci demeure libérale, en ce sens que le secteur privé est à la base de l'économie, que la rémunération et l'amortissement des capitaux engagés sont effectivement possibles et pratiquement garantis. La Côte d'Ivoire est un pays où il reste loisible de gagner de l'argent et où on a compris que le moyen d'attirer les capitaux est de leur assurer une rentabilité. Le secteur privé domine vraiment l'économie. Les conversations que j'ai eues avec le Ministre de l’Économie, M. Saller, me permettent d'affirmer que rien n'est changé à l'orientation foncièrement libérale du pays.

Mais le libéralisme d'un pays sous-développé ne peut être celui d'un pays européen, et le développement suppose un dirigisme – insertion dans un plan, obligation de réinvestissement de certains bénéfices. D'autre part, certaines concessions fiscales sont excessives, et par la force des choses elles ont dû être contrebalancées. On a paré à certains rapatriements excessifs de profits, qui devenaient une nouvelle forme de « traite ». mais je dois dire que les industriels et financiers de la place considèrent tous les quelques restrictions à la liberté comme normales et ne s'en inquiètent nullement.

B/ Décentralisation économique ?

Il apparaît très difficile que l'activité économique se développe ailleurs qu'à Abidjan et à Bouaké. Encore faut-il remarquer l'extraordinaire essor économique de cette seconde ville (grâce, en partie, au dynamisme de son maire, M. Djibo Sounkalo). Ce fait représente déjà une décentralisation.

D'autre part, une mesure, dont j'ai déjà parlé, tend à décentraliser l'économie en ce sens qu'elle développe le pouvoir d'achat des campagnes : la suppression des intermédiaires, dans la commercialisation des récoltes, et l'établissement de cours unique (voilà d'ailleurs le type même du dirigisme auquel ne peut pas échapper un pays développé). L'accent mis dans la création d'industries alimentaires, à laquelle se consacre un organisme comme la SEDIA, peut être aussi un facteur de décentralisation économique.

C/ Élargissement de la clientèle économique

La Côte d'Ivoire a signé ou s’apprête à signer un certains nombre d'accords de troc avec divers pays étrangers. Les européens peuvent d'ailleurs s'en inquiéter. En effet, cette politique est due au désir de placer un excédent de café qui menace d'être important (on parle de 100 000 tonnes). On peut craindre que les avantages commerciaux consentis en échange de ce café ne soient exorbitants et que le commerce extérieur de la Côte d'Ivoire n'en devienne un peu incohérent.

Il est certain d'autre part qu'en établissant une convention d'association qui ne facilite pas l'écoulement des produits tropicaux africains, les membres de la CEE ont perdu une occasion de s'implanter davantage, au point de vue économique, dans ce pays.

Il faut remarquer aussi que le commerce ivoirien est plus diversifié qu'il n'apparaît dans les statistiques douanières : c'est ainsi que les importations de tissus imprimés hollandais, qui représentent une part considérable des importations ivoiriennes, sont repris comme français du fait que les Hollandais utilisent au départ des écrus français.

Enfin, les privilèges économiques dont bénéficie actuellement la France sont appelés à disparaître à bref délai. En effet, d'ores et déjà, la Côte d'Ivoire, comme toute l'ex-AOF, vit en régime général de libération des échanges. Il ne peut donc y avoir au profit de la France d'avantages contingentaires, sauf pour de très rares articles. Quant à la préférence tarifaire, elle a diminuée selon le rythme prévu par le traité de Rome (elle l'a même parfois devancé), et elle disparaîtra avec l'application de la nouvelle Convention d'Association.

En fait la prépondérance économique de la France tient à trois faits :

1/ la contrepartie économique à l'achat, au double de leur valeur, de 90 000 tonnes de café ;

2/ une aide sans comparaison avec celle qu'apportent les autres pays, et la France a beaucoup plus investi que tout autre pays ;

3/ mais surtout au fait que ses positions commerciales sont anciennes et solidement établies, tandis que les pays tiers connaissent mal ces marchés et savent mal s'y adapter. De ce fait, la France bénéficie d'une forte avance que la Côte d'Ivoire ne pourrait lui retirer qu'au prix d'un dirigisme drastique auquel je viens d'indiquer qu'elle répugne.

(Ce questionnaire, je le ferai remarquer malignement, se contredit lui-même, car suivant le cas, il s'inquiète du dirigisme ou, au contraire, le préconise).

L'entrée en vigueur de la Convention d'Association marquera donc une nouvelle avance des pays membres de la CEE dans l'économie de la Côte d'Ivoire, mais elle ne jouera pas un rôle décisif. En fait, ce qui orientera le commerce futur de la Côte d'Ivoire, c'est l'origine des investissements qui s'y pratiqueront. Dans de tels pays, et il en sera ainsi de plus en plus, le commerce suit l'investissement.

D/ Mesures d'ordre social spécialement en ce qui concerne les syndicats

On peut répondre : néant.

Au point de vue social, l'évolution a été régressive par amputation constante de l'ancien code du travail.

Quant aux syndicats, ils ont été absorbés par le PDCI (Parti Démocratique de la Côte d'Ivoire, du Président Houphouet-Boigny) et ne s'en distinguent aucunement, au point qu'on peut résumer la situation en disant que, pratiquement, il n'y a pas de syndicalisme en Côte d'Ivoire.

 

5- Relations avec les pays voisins et action de Houphouët-Boigny sur ce plan

 

L'influence personnelle de M. Houphouët-Boigny sur le plan international paraît plutôt en baisse. Mais ce n'est pas forcément définitif, d'autant plus que personne n'est à même d'assurer un leadership à sa place, ni M. Senghor, dont le pays rencontre de graves difficultés économiques à conséquences politiques, ni M. Nkrumah, fort déconsidéré, ni MM. Sékou Touré et Modibo Keita, victimes de l'échec de leurs politiques économiques. Comme la Nigeria a la sagesse de ne se manifester que peu, et que le Président Ahidjo appartient à ce monde assez différent qu'est l'Afrique Centrale, il est fort probable que le Président Houphouët-Boigny continuera à jouer un rôle très important.