La Tunisie entre l'Occident et l'Orient

31/12/1963

 

Terre pétrie de civilisations successives ! Pas un trait au visage de la Tunisie qui n'ait été creusé par des siècles de sciences et de sagesse. Ici, les Phéniciens ont engendré Carthage vers cette époque de Fable où Ulysse allait y faire escale. La Reine Didon, dans son palais cyclopéen dont on voit toujours les fondations, pleure un amant qui va fonder Rome. Et quand cette Rome détruit Carthage, elle s'y implante à son tour, jusqu'au jour où les Cyprien et les Augustin font retentir leur prédication, et dans les catacombes de Sousse on trouve quinze mille  tombes chrétiennes ; jusqu'au jour où Bizance étend ici l'ombre de son hyératisme. Vint l'invasion arabe : elle dresse à Kairouan, ville sculptée de neige et d'azur, une mosquée plus belle dans sa nudité que ses opulentes sœurs du Caire ou de Bagdad. Rappeler ces fastes, évoquer ces grandeurs quand on aborde la Tunisie n'est pas un vain jeu, mais une clef nécessaire pour déchiffrer ce pays.

Le Maroc est rude, l'Algérie est disparate et contradictoire, la Tunisie est une Terre de civilisation. Les Tunisiens se disent arabes. Ils n'ont pas tort, car on est déjà un peu sur l'Orente. Ils se trompent pourtant, car ils sont hellènes et ils sont latins. Doivent-ils à l'extrême ancienneté de ces cultures successives et mêlées, l'exquise beauté des femmes, quand elles ramènent au bas de leur visage, sans le voiler, un haïk qui n'est plus qu'un symbole ? Lui doivent-ils la grâce des adolescents, qui même vêtus de haillons ont la noblesse des archanges ? Aucun européen ne peut être insensible, ni négliger cette fraternité de civilisation.

 

A l'ombre d'un passé vivant

 

Comment sans se référer à un passé qui, de Tunis à El Djen et de Sfar à Kairouan reste vivant, comprendre le caractère spécifiquement latin que, sur le plan politique comme sur le plan économique, a revêtu le régime tunisien. Sans doute heurterai-je mes amis de Tunis ou de Sousse en leur expliquant que le régime politique auquel s'apparente le leur est le fascisme mussolinien. Pourtant les passions sont suffisamment apaisées pour qu'un démocrate chrétien de mon espèce concède au fascisme des italiens d'avoir su exprimer certaines des vertus profondes de ce peuple, même si une politique étrangère mégalomane et traîtresse devait les mener à l'abîme. Dans le Bourguibisme et dans le Mussolinisme, identique emploi du mot socialisme, dans les deux cas en un sens spécifiquement étatiste et presque exclusif des préoccupations sociales, identique révolution dans le verbe plus que dans les choses, identiques somptuosités édiliques. Mais qu'on  ne prenne pas ces manifestations comme signes d'une faiblesse, ni la comédie que le Président Bourguiba se joue à lui-même autant et plus qu'à son peuple, comme annonciatrice d'un déclin. Le régime est puissant et solide. Aucun leader ne se détache qui pourrait s'appuyer au Président, au demeurant l'un des rares homme d’État de notre temps.

Toute une matinée, j'ai vu le Président Bourguiba jouer son rôle, faire son métier. Bonhomme et dominateur, courtois et cinglant, vif et paterne, il exécutait en virtuose sur tout les claviers. Ici, il écartait des voiles autour de visages, là, il serrait des mains, il écoutait un discours le front tendu d'une feinte attention, il imprimait sur son visage les phases du poème qu'on lui débitait. Mais homme d’État, il s'imposait toujours par une extraordinaire présence. Menton pointé, d'un prognathisme voulu qu'accentue la calotte sans visière, profil d'aigle, mâchoire large et faite pour broyer... De qui d'autre ai-je pu faire le portrait en ces termes ?  Mais chez Bourguiba le style se nuance de gentillesse. Il sait mieux que l’autre se détendre et partant est plus naturel. L'intelligence est plus humaine et la culture beaucoup plus vaste. Il ne pouvait quand même pas n'avoir pas recueilli un peu de la grâce de son pays !

Bien entendu, le régime a plaqué sur la façade de la Tunisie toute une série d’institutions. Elles ont à peu près autant d'importance que l'Assemblée Nationale dans la Ve République française. Le pouvoir est vis-à-vis d'elles déférent dans la mesure de leur servilité. La Ve République est un modèle que le Président Bourguiba ne récuse pas d'ailleurs, et ce n'est sans doute pas fortuit si ses photographies officielles sont calquées sur celles du Général De Gaulle, avec la même bibliothèque comme fond et les mêmes livres sous la main droite. Décidément, nous retrouvons toujours les modèles des dictatures à la latine et l'héritage de ces empereurs qui, s'ils se faisaient déifier, n'ont jamais porté que les titres de la République. A Tunis, un seul homme gouverne, un seul homme détient le pouvoir et chacun s'agite pour mériter ses bonnes grâces et chacun s'agite pour les détourner du voisin (comme toujours quand sont impuissants les pouvoirs intermédiaires, jouent les coteries). Et cette dictature est absolue, déléguée dans les provinces à des gouverneurs tout puissants. Est-ce plus mal ? J'ai peine à imaginer les services que rendait une démocratie en Tunisie, avec les ferveurs populaires de l'Islam, son besoin de personnaliser et de sacraliser le Pouvoir, les ferments anarchiques que charrie le sang berbère et le fréquent analphabétisme. C'est déjà beaucoup que la dictature tunisienne soit souriante et qu'elle ne verse jamais le sang, même après les complots et les trahisons. Car l'ordre a chance d'être durable en Tunisie, justement parce que le Président Bourguiba sait être modéré. Évidemment, il en va de ce pouvoir comme de tous les pouvoirs absolus non héréditaires. Aucun homme ne se manifeste qui puisse nuire au chef de l’État, mais aucun non plus ne se manifeste qui pourrait un jour lui succéder.

 

Un socialisme très romain

 

Le régime économique est lui aussi dictatorial. Il se baptise socialiste. Ce mot ne doit surtout pas effrayer, et les investisseurs qu'il détournerait de la Tunisie commettraient une lourde erreur. Je ne voudrais toujours pas froisser mes amis tunisiens en leur disant que par ce mot ils obéissent un peu à une mode, car le Pouvoir cherche surtout en l'employant à galvaniser une jeunesse inquiète en quête de maîtres-mots. Mais d'abord on se trouve en présence de l'étonnante propension des Tunisiens à suivre à la fois deux politiques contradictoires. Ce peuple, parmi les plus intelligents, et conscient de l'être, demeure toujours persuadé que le moment venu, plus malin que les autres, il conciliera les contraires : d'où parfois des mécomptes. Ainsi veut-il à la fois attirer des capitaux et se dire socialiste. En fait, le régime économique est avant tout dirigiste et étatique. Il n'est pas socialiste en ce sens qu'il ne recherche pas comme une fin l'égalisation des conditions, qu'il a conscience des valeurs propres du secteur privé, que l'excès bourgeois, si fort en tout tunisien, le détourne des excès révolutionnaires. Il l'est au contraire par une confiance un peu naïve dans le planisme, un goût du dirigisme qui reflète dans l'économie les tendances du pouvoir politique. Nous sommes en présence d'un système étatique, mais qui recherche l'aide privée et ne lui marchande pas sa place. On dogmatise beaucoup en paroles à Tunis, mais ce peuple millénaire de négociants sait observer une démarche pragmatique35.

Cet étatisme a sa justification. Parce que, du Bey au mendiant, tout tunisien étant un marchand, le secteur tertiaire a atteint une anarchie plus forte que partout ailleurs. Les circuits de distribution sont incohérents. Dans la seule ville de Tunis, on a pu dénombrer deux cent quatre vingt dix neuf grossistes en tissus, ce qui fait un grossiste pour trois détaillants. Aussi le Gouvernement tente-t-il de redresser cette économie, en confiant les importations à des sociétés d’État, voire à des groupements d'importateurs. Ce sont deux formules entres lesquelles on hésite encore. La distribution au stade du gros est contrôlée aussi. On la confie à des sociétés d’État, régionales et locales, seul le commerce de détail étant vraiment libre, mais contrôlé par des magasins témoins. Tout cela est justifié, tout cela est intelligent, mais tout cela est un peu lourd à mettre en œuvre. Un système étatique de l'économie suppose une administration nombreuse et compétente : or, quelque soit la finesse naturelle des tunisiens, celle-ci ne peut suppléer à toutes les lacunes de formation. Le contact que j'ai eu avec les sociétés locales et régionales, dont l'effort est pourtant sympathique, me laisse un peu inquiet. J'ai plus confiance dans la présence des magasins témoins que dans cette lourde pyramide de Sociétés, de Présidents et de directeurs généraux.

La production industrielle est, elle aussi, entre les mains de Sociétés d’État, tout au moins dans les secteurs suivants : mines et énergie, industrie alimentaire, industrie textile, industrie du bois, industrie du papier, industrie chimique et des engrais, industrie sidérurgique et mécanique, électricité et électronique, travaux publics. Sans contrainte violente, mais inexorablement, les entreprises existantes sont amenées à se concerter avec les sociétés d’État, voire à s'y subordonner ou à s'y incorporer. Ce régime a son efficacité, car l'industrialisation se poursuit. Si nous prenons, à titre d'exemple, le domaine du textile, d'ores et déjà fonctionne une filature de coton, de 1 200 broches, à Sousse, belle unité bien équipée et admirablement dirigée, et un tissage plus contestable de 270 métiers que des motifs étrangers à l'économie ont malheureusement fait disperser en cinq ateliers souvent distants de plusieurs kilomètres les uns des autres. Mais bientôt vont surgir une filature de 20 000 broches et un tissage de 1 000 métiers. Des projets sont en cours dans l'industrie lainière, l'industrie de la confection et celle de la bonneterie. La Tunisie est en passe de rattraper l'industrie marocaine et de distancer, sans coup férir, l'incohérente industrialisation de l'Algérie, comme elle va distancer l'Afrique noire francophone. En effet, elle a eu l'intelligence de se financer elle-même, par une taxe sur les importations dont elle emploie le produit à des créations d'usines. Mais en même temps elle a l'habilité de demander à ses anciens fournisseurs, en passe d'être évincés, de lui fournir leur assistance technique et elle les rétribue par certains avantages commerciaux.

En même temps la Tunisie développe, perfectionne et modernise l'artisanat grâce auquel elle possède cette main-d’œuvre intelligente et exercée qui est un atout de son industrialisation. La résurrection et la vie des traditions artisanales sont un test de la renaissance tunisienne. Les modèles stéréotypés, dont les exemplaires multipliés encombrent les « bazars orientaux », sont revus, simplifiés, élaborés à nouveau. On assiste à un développement des formes et des motifs et, surtout, à leur purification. Les tapis allègent leur décoration. Les nattes jouent du contraste simple de deux tons. Les espaces vides soulignent la beauté des broderies. On peut prédire que les produits de l'artisanat tunisien, parce qu'ils appartiennent à une tradition vivante, vont séduire l'Europe.

 

Les voisins abusifs

 

On voudrait ne peindre la Tunisie qu'en couleurs riantes comme celle de ses vergers d'Hammamet. Pourtant force est de constater que s'étendent des ombres.

En premier lieu, le destin d'un pays de trois millions et demi d'habitants, policés mais fort pauvres, est difficile dans ce tiers-monde qui présente une certaine unité pour revendiquer l'aide des pays industrialisés, mais qui est travaillé de divisions profondes accentuées de haines et de convoitises. L'instinct de la Tunisie la porterait vers l'Occident, et plus spécialement vers l'Occident européen. A Tunis, comme ailleurs dans le monde, les américains ne sont pas aimés. Ils apportent pourtant une aide considérable. Ils ont même choisi pour l'accorder l'heure la  plus désagréable pour la France, annonçant en plein milieu des négociations franco-tunisiennes l'octroi de cent quatre vingt millions de dollars. Inutile de dire que pour la délégation française qui négociait durement, l'instant fut assez pénible. Mais si les Tunisiens ont « empoché » l'argent, ils n'ont ni aliéné leur liberté, ni détourné leurs préférences. Quant aux pays de l'Est, ils ont bénéficié d'un engouement. Leurs experts furent accueillis avec effusion. Mais entre les difficultés de langue et le heurt des mœurs, les mécomptes commencèrent vite. Comme partout, les Yougoslaves sont les seuls à n'avoir pas trop déçu. Reste donc la seule influence de l'Europe, ou plutôt resterait cette seule influence si ne jouait une autre attraction : celle d'une éventuelle unité maghrébine.

Attraction ou répulsion ? De toute façon, il s'agit là d'une donnée majeure de la politique tunisienne. La Tunisie, qui se sait trop petite, éprouve forcément l'attrait de se fédérer avec ses voisins qui présentent avec elles des similitudes certaines de langue et de mœurs. Le Président Bourguiba se sent, à juste titre, la vocation et la capacité d'administrer un grand ensemble. Tant que la rébellion algérienne n'avait pas révélé tout son visage, il en a nourrit l'espoir. Mais aujourd'hui la Tunisie éprouve surtout vis-à-vis de l'Algérie une répulsion qui se nomme également crainte, et le mépris d'un peuple cultivé, industrieux et pacifique pour des voisins braves et rustres. L'héroïsme même des Algériens, dans la récente guerre, porte ombrage aux Tunisiens, eux qui doivent leur indépendance plus à leur habilité qu'à leur courage. Chaque initiative d'Alger est suivie avec méfiance, sans qu'on ose d'ailleurs prendre du champ vis-à-vis de ce voisin. Il s'ensuit une démarche politique un peu claudicante. Le conflit entre le Maroc et l'Algérie a bien montré les hésitations de Tunis. On y a d'abord pensé que, parallèlement aux « frères marocains », on avait quelques revendications territoriales à exercer (pétrole d'Edjelli). Pourtant, peut-on prendre un risque quand, alors qu'on a beaucoup des atouts d'une industrialisation, font défaut les sources d'énergie dont, justement, dispose l'Algérie ? Ainsi s'expliquent les attitudes un peu contradictoires, mais toujours prudentes, du Président Bourguiba, attentif à saisir chaque occasion de rendre la situation la moins défavorable possible. La crainte de l'Algérie se complique d'une peur encore plus forte de l’Égypte nassérienne. Nulle part, sans doute, l'existence d'un État n'est apparue plus nécessaire aux yeux d'un autre que celle de la Libye aux yeux de la Tunisie. La propagande nasserienne doit troubler les nuits de Bourguiba. Influe-t-elle sur les masses tunisiennes ? Rien n'est plus difficile à fournir que la réponse à une telle question. Remarquons seulement que le seul souverain dont on voit l'effigie dans la médina de Tunis, relique d'un récent passage, est celle du vieux Négus.

 

Attrait européen

 

Si la Tunisie était libre d'agir à sa guise, c'est vers la CEE qu'elle se tournerait résolument. D'ores et déjà, 75% de ces échanges se font avec cette communauté. Tout en étant très orientaux, tout en se proclamant arabes, les Tunisiens se sentent très Européens. Oserais-je dire qu'ils se sentent français par bien des côtés ? Sans doute. Et pourtant la colonisation française en Tunisie, si elle ne fut pas cruelle, se montra assez minable. La Troisième République vit surtout dans la Régence un moyen de résoudre à bon compte la question corse en déversant les insulaires sur Tunis par bateaux entiers. Bien entendu, ces petits fonctionnaires socialistes, presque analphabètes, allaient se montrer les pires adversaires de toute évolution du peuple tunisien. Pourtant, les Tunisiens ne peuvent s'empêcher de regarder du côté de Paris, tant sont fortes les affinités. Ils suivent la politique française plus que la leur propre. Ils dévorent les journaux français. Ils discutent les décisions de Paris, y compris les plus intérieures, comme s'ils y étaient partie. Courants économiques et sentiments se conjuguent avec la crainte de l’Égypte pour porter la Tunisie vers une CEE à laquelle appartient la France, et cela malgré le fâcheux précédent que constitue le traité d'association entre le Marché Commun et les États africains. Mais intervient la peur de se détacher du reste du Maghreb, la frayeur que l'Algérie n'en tire un moyen de l'isoler, ou encore d'exciter certains jeunes cadres du Destour. La Tunisie est depuis longtemps décidée à trouver une formule de rapprochement avec la CEE, mais elle voudrait que cette formule soit adoptée également sinon par le Maroc au moins par l'Algérie. Exprimant à haute voix son désir, elle vient de franchir un pas en avant. Elle a même laissé entendre que si l'Algérie ne la suivait pas, elle poursuivrait quand même une politique d'accord avec l'Europe. Acceptons-en l'augure, sans être certain qu'elle ose prendre un tel risque.

 

Incertitude d'une jeunesse troublée

 

Pour répondre plus nettement, il faudrait savoir ce que les jeunes pensent de l'Algérie, dans cette Tunisie où 40% de la population a moins de quatorze ans, et surtout ce qu'en pensent les jeunes cadres du Parti, du Destour. On peut craindre une certaine contamination du romantisme, même chez les jeunes d'un pays très bourgeois. Les peuples pratiquent souvent des fuites en avant : les individus aussi, à ces heures où ils se sentent contraints de regarder en face leur destin. Et nous trouvons la seconde des ombres qui s'étendent sur la Tunisie : l'incertitude de la jeunesse.

Où va-t-elle cette jeunesse tunisienne ? Mais où va toute la jeunesse musulmane ? Maintenant que l’effervescence et les ferveurs de l'indépendance sont retombées, la voici en face d'elle-même. Sans doute, dans bien des pays encore, entretient-on ces effervescences et ces ferveurs en dressant les spectres d'un impérialisme pourtant évanoui, en agitant l'épouvantail d'Israël, en criant la haine contre les pays voisins. Les jeunes tunisiens sont trop intelligents et lucides pour beaucoup croire à de tels fantasmes et pour s'en laisser leurrer. D'ailleurs, cette agitation ne fait que reculer une échéance de toute façon inéluctable : cette retombée de l'enthousiasme qui oblige à retrouver un nouveau sens à la vie. Je garde, comme un symbole, le souvenir de la visite d'un pénitencier que je fis en compagnie du Président Bourguiba. Le régime de cette maison de redressement est doux et intelligent. On y applique les dernières découvertes psychologiques. Les prisonniers firent au Président une magnifique ovation. Un jeune détenu surtout, qui exalté par ses propres « Bourguiba, ya, ya » (à ce rythme de klaxon qui ponctua naguère « Algérie Française ») trépignait, levait les bras, sautait au paroxysme de la joie. Qu'a-t-il éprouvé pourtant, quand ses transes sont retombées, quand la voiture présidentielle a démarré, il s'est retrouvé un condamné, avec au mieux à supporter la grisaille des jours... ? Ainsi la jeunesse de tous les pays au lendemain de l'indépendance...

Car j'ai vu, assez nombreux, de jeunes Tunisiens. Je n'ai jamais connu d'esprits aussi séduisants. Je n'ai jamais vu jeunes, allier avec tant de tact, déférence et liberté. Dans tous leurs comportements, les Tunisiens attestent l'ancienneté de leur civilisation. Quel chaos pourtant, l'esprit de ce jeunes ! Et bien entendu, je mets à part les « yéyés » de Tunis, pareils à tous les « yéyés » du monde ! Ceux-là ne comptent pas. Mais les meilleurs, ceux qui m'ont permis d'exquises soirées de bavardage et de confiance. On a l'impression que dans leur esprit plus rien ne repose sur sa base. La morale flotte en lambeaux. Tout est remis en cause, en particulier la famille, pilier de la société traditionnelle.

Plus ils ont parcouru la terre et recueilli d'expériences, plus ce chaos devient profond. Je pense à ce jeune destourien, profondément sympathique, qui de congrès en congrès est allé presque partout des États-Unis jusqu'en Chine. De tous ces contacts, il ne rapporte que des appréciations sur des résultats pratiques. Il lui manque un centre à quoi raccorder ses impressions, sinon un certain magma à base de marxisme mal connu et mal compris. La tentation marxiste ne peut être d'ailleurs qu'assez forte, dans ce milieu où, faute d'une culture philosophique et scientifique suffisante, on ne voit pas à quel point le marxisme porte la marque du XIXe siècle et ne parvient pas à la dépasser. Car les jeunes Tunisiens m'ont paru, comme je l'avais constaté précédemment de leurs frères marocains, d'un véritable analphabétisme philosophique. Tunis est certainement la seule ville de culture française où des jeunes, nantis de diplômes universitaires valables, n'ont jamais entendu prononcer le nom de Teilhard de Chardin. Alors qu'en Afrique noire, on s'arrache les œuvres du grand métaphysicien !

Si bien que les jeunes Tunisiens se trouvent pris en impasse entre un monde moderne étranger à leurs traditions et qui, partant, les déracine, et une tradition dont l'archaïsme les rebute bien qu'ils lui gardent une secrète tendresse du cœur et en conservent une obscure fierté. Ils sont pris entre un monde moderne, pour eux sans tradition, et une tradition à laquelle ils conservent des bribes de fidélité, mais qui ne les mènent vers rien. Et le peu qu'ils en conservent, bien au fond de leur conscience, leur pèse. Je gage qu'ils n'aiment pas vraiment Kairouan, cette ville où s'exprime le plus profond de la pensée musulmane. Une telle ville leur souligne un certain vide dans leur âme. Je sais bien que le très négociant peuple tunisien a toujours été assez matérialiste. Pourtant ces jeunes m'ont semblé comme condamnés à ce mouvoir dans un monde auquel viendrait brusquement de faire défaut une des trois dimensions.

Le drame est que l'Islam est par définition et congénitalement incapable de toute évolution. Le Coran est co-éternel à Dieu. Pas une de ses lignes ne peut être considérée comme portant la marque de son temps. Aucune philosophie ne peut l'interpréter. Le statisme a gagné toute la société. Même ce qui n'est pas coranique dans l'enseignement musulman est, par contamination, devenu intangible. Une telle société est, contre elle-même, condamnée au déchirement et au rejet, mais vers quelle aventure de l'âme ?

Pratiquement, les Tunisiens s'en tirent par un certain dédoublement de la personnalité qui, par moment, ferait croire, mais à tort, à une duplicité. Nous avons déjà vu leur aptitude à suivre à la fois deux politiques contradictoires. Elle est le reflet d'une attitude de l'âme. Celle-ci est écartelée. Tous les aspects de la vie sont comme faussés. Tel homme élèvera ses filles d'une façon très moderne et confinera sa femme sous le haïk et dans sa maison. Tel autre enverra ses garçons dans les universités, mais chez lui se comportera en seigneur qui ne les reçoit pas à sa table. La rupture des générations accentue ce dédoublement, comme ce trouble. Tout jeune musulman est un orphelin, et c'est peut-être ce qui le rend si attrayant. Chargé de responsabilités, nanti d'une situation lucrative, il apparaît comme très démuni et comme à la recherche de cette paternité dont il sent le manque. Mais surtout, dans chaque tunisien, en un composé variable, subsistent toujours deux personnalités et presque deux âmes.

Ce tourment et ce déséquilibre sont ceux de tout le monde musulman, plutôt moins vifs en Tunisie qu'ailleurs. Surtout, capable d'un rapprochement avec l'Europe, ce pays pourrait apprendre d'elle à les surmonter car, en moins intense, nous avons connu, voici trois quart de siècle, une crise analogue quand la religion s'enfermait dans le conservatisme théologique et l'intégrisme, tandis que le scientisme captivait les jeunes esprits. L'Europe peut apporter à une Tunisie intelligente, séduisante, courageusement attelée à son propre développement, une ère de prospérité à laquelle s'associer. Elle peut l'aider à écarter les spectres de l’Égypte et de l'Algérie. Mais surtout, si elle sait être fraternelle, si elle ne lui apporte pas seulement des investissements, mais un peu de son âme et beaucoup de son amour, elle peut permettre à ce pays, qu'on appela si longtemps la Régence, de devenir le lieu de la rencontre, en ce qu'ils ont de meilleur, de l'Orient et de l'Occident.

 


35 Citons le Président Bourguiba dans son discours du 27 novembre1963 : »La caractéristique du socialisme destourien est qu'il ne se propose pas d'humilier les possédants, de leur arracher leurs biens mais d'en faire des éléments productifs au service de la collectivité. De la sorte, et une fois les revenus équitablement distribués, les possédants acquerront l'assurance qu'il ne sera pas touché à leurs biens et les déshérites la garantie qu'ils auront leur part, judicieusement prélevée et équitablement distribuée par les soins de l’État qui demeure le suprême arbitre ? »