La Nigeria, grande puissance de demain ?

Études 11/1963

 

Nous prévoyons presque toujours l'avenir de notre univers comme une amplification du présent, sans soupçonner les révolutions scientifiques ou morales, pourtant probables, qui donneront à cet avenir un vrai visage. Ouvrez les romans d'anticipation : ce ne sont que fusées spatiales et explorations de la lune. Le futur prend l'aspect d'un Cap Canaveral à plus grande échelle. Ainsi se confirme l'impuissance de l'humanité à prévoir son destin. Quand j'étais enfant, on me donnait à feuilleter Le Vingtième Siècle de Robida. A travers lui, le XIXe siècle finissant peuplait notre siècle de dirigeables et habillait nos élégantes de robes à tournures.

Ne sourions pas de ces anticipations surannées. Nous-mêmes, en politique, commettons chaque jour des erreurs analogues. Combien le testament de Richelieu a-t-il trouvé d'exécuteurs ? De combien de guerres et de combien de paix sommes-nous toujours en retard ! « L'Europe, caput mundi, vit toutes les misères du noble déchu... Mais comme le noble déchu, elle se croit encore caput mundi. Or, l'Histoire d'hier s'est déjà faite en dehors d'elle, aux États-Unis  et en URSS. Sur quel golfe de la mer de Chine ou sur quelle côte du Bénin l'Histoire de demain est-elle en train de naître ?

Des constellations nouvelles montent à l'assaut de la politique : l'Afrique noire en est une. Nous ne la regardons pourtant que d'un œil distrait. Quelques lignes dans Le Monde font allusion à telle ou telle des Conférences qui s'y multiplient. Elle mériterait plus d'attention : beaucoup de nos lendemains s'y préparent.

Certes, je comprends qu'on se décourage de suivre les événements du continent africain. On se perd dans leurs caractères contradictoires. C'est ainsi que nous vient sans cesse l'écho d'appels à l'unité, lancés par les leaders de l'Afrique francophone. En résolutions parfois tapageuses, des congrès décident d'y travailler activement. Mais, à peine une conférence inscrit-elle un progrès vers l'unité qu'une autre conférence marque un recul. On s'étreint à Addis Abeba et on divorce deux mois plus tard à Dakar.  Parfois, dans ces conférences, on accuse les anciennes Puissances coloniales de la « balkanisation » africaine. Et c'est vrai qu'à Berlin elles ont découpé l'Afrique en tranches, comme un gâteau. C'est vrai qu'elles se sont plus soucié d'équilibrer leurs propres influences que d'assurer l'essor du continent africain. C'est vrai qu'elles ont pratiqué le machiavélisme historique de diviser pour mieux régner. Mais c'est vrai aussi que, depuis cinq ans d'indépendance, cinq ans de maîtrise de leur destin, les Africains ont accentué leurs divisions. De la colonisation, les Africains francophones avaient hérité de grands espaces économiques, les unions douanières d'AEF et d'AOF : ils les ont volatilisées. Mon dessein n'est pas de le leur reprocher : seulement de les mettre en garde. Eux aussi se débattent dans l'Histoire d'hier. Ils s'y empêtrent peut-être encore plus que nous. Comme tous les peuples récemment émancipés, ils ont tendance à transférer sur le colonisateur d'hier la responsabilité de leurs déboires. Ce faisant, ils s'enlisent dans leur passé. Au contraire, ils n'entreront dans leur propre Histoire qu'en assumant virilement leur destin. Chez eux se manifeste aussi une véritable loi physique de la politique, valable pour toutes les régions où les frontières sont contestables et floues : les gens en place tiennent à ces frontières, les oppositions sont favorables à des regroupements. On l'a vérifié naguère au Moyen-Orient. On le vérifie en Afrique francophone où ce sont, en règle générale, les étudiants et certaines fractions oppositionnelles qui éperonnent vers l'unité les gouvernements.

Or, tandis que l'Afrique francophone, en dépit de créations récentes comme l'UAM et l'OMANCE aux tendances fédératrices, stagne dans la division, un  État anglophone, parce qu'il atteint des dimensions suffisantes, s'apprête à jouer un rôle décisif : la Nigeria. On n'en parle jamais en France ou presque, sauf quand assez puérilement elle rompt ses relations diplomatiques avec nous. On connaît un peu le Ghana de N'Krumah, avec ses complots auxquels personne ne croit, ses difficultés financières et ses flirts soviétiques. Mais je doute qu'un institut d'opinion publique trouve plus d'un français sur cent mille pour savoir que le Premier Ministre de la Fédération Nigérienne est M. Mallam Tafawa Balewa ou pour avoir entendu le nom des autres leaders politiques, tous premiers ministres des régions fédérées pourtant, le Docteur Nuamdi Azikiwe, le chef Obafemi Awolono, le Sardavna de Sokoto. Il est vrai qu'il n'est peut-être pas un Français sur cent mille pour savoir que la Nigeria est grande comme la France et l'Italie réunies et qu'elle apporte 40 millions d'habitants.

Pourtant l'avenir de l'Afrique et donc beaucoup de notre avenir se nomme Nigeria. Comme le Cameroun, m ais avec un tout autre volume de population et une toute autre richesse, ce pays occupe une position clef. Il est en charnière entre l'Afrique de l'Ouest et l'Afrique centrale. Profondément ancré dans l'Afrique noire, il participe quand même presque au Moyen-Orient. Seul le Tchad le sépare du Soudan précédemment anglo-égyptien. De ce Moyen-Orient, il est un peu comme une antenne lancée jusqu'à la côte du Bénin : l'Islam presque partout ailleurs contenu par la forêt et ses cultes animistes atteint ici le Golfe de Guinée par la région de Yorouba et par ce bloc haoussa qui descend jusqu'à Lagos. La Nigeria est le nœud de la géopolitique africaine.

Mais surtout, ce pays a pour lui sa masse et sa relative richesse : sa masse qui est un élément majeur de cette richesse. Quarante millions d'habitants, c'est un poids énorme quand les États alentour en ont deux, trois, quatre au maximum. Ce poids de la Nigeria donne un sens grave à la balkanisation des francophones. Il comptera, que l'Afrique se fédère ou qu'elle reste morcelée. Il constitue un énorme risque pour les autres États africains.

Cette masse, ce poids on les éprouve comme physiquement dès qu'on débarque au Nigeria. Lagos, Idaban étendent leur océan pétrifié de tôle ondulée. Ces villes sont laides, même si depuis l'indépendance, par l'émulation des francophones, les Nigériens les ont dotées de quelques monuments. Mais quel étrange sentiment d'être submergé par une marée humaine !  On arrive de villes policées et coquettes : Dakar, Abidjan, Lagos et Idaban vous écrasent de leur démesure. Ai-je jamais imaginé qu'autant de tissus imprimés puissent être accumulés que sur le marché d'Idaban ? Des pagnes, des pagnes, des pagnes à l'infini. Tous les chatoiements de « wax prints » et des « fancy ». toutes les couleurs vives ou fondues réclamées par la coquetterie africaine. Vu des terrasses voisines, c'est un immense vitrail abstrait, un vitrail aux dimensions d'une ville. Une cité de tissus rutile sous le soleil. Un peu plus loin, c'est une cité de cuvettes émaillées ou de ces petites marmites, elles aussi décorées, que l'on fabrique à Hong Kong. J'ai vu les bazars d'Orient, que sont-ils à côté de cette grouillante métropole du commerce ? Même si leur taille est parfois la même, ils apparaissent plus cloisonnés, plus secrets. Ici une orgie de négoce s’exhibe dans la lumière équatoriale. Le commerce se fait obsession. On en est secoué comme par un alcool.

Je n'ai pas le dessein, dans ces pages, de décrire la Nigeria, ou même d'évoquer les problèmes humains ou économiques. Qu'on se reporte à deux excellentes études, assez récentes : pour les problèmes humains et religieux, un numéro spécial de la remarquable revue des Pères Blancs, « Vivante Afrique » ; pour les questions administratives et économiques, au petit livre extrêmement complet, de M. Hervé Laroche, dans la collection « Que sais-je ? ». je voudrais seulement faire comprendre ce que signifie la présence de la Nigeria au cœur de l'Afrique.

Or, ce que signifie cette présence, c'est l'éventualité d'un asservissement économique de tout le continent. La Nigeria est le seul État d'Afrique noire suffisamment peuplé, en même temps qu'assez riche, pour constituer à lui seul un marché. Leur peu de population condamne les États francophones – du moins s'ils demeurent divisés – à la stagnation économique. L'expansion industrielle est interdite à des pays de quelques centaines de mille de sous-consommateurs. La richesse nationale du Sénégal n'excède certainement pas celle du département du Tarn, mais c'est un département du Tarn qui doit supporter la charge de trente deux postes diplomatiques ou consulaires, d'une Armée, d'une assemblée, d'un Gouvernement, bref de tous les attributs onéreux de la souveraineté. Entre le peu de pouvoir d'achat des masses rurales et le poids écrasant de la fiscalité, l'avenir économique des États francophones est inquiétant. Il est vrai que tous fondent les industrialisations dont ils rêvent sur d'hypothétiques possibilités d'exportation. Leurs rivalités comme l'identité de leurs plans donnent à ce rêve un caractère illusoire. Surtout, on ne peut exporter que si on dispose de la plate-forme de lancement d'un solide marché intérieur. Voilà pourquoi, face à la balkanisation des francophones, la Nigeria peut réussir la conquête économique de l'Afrique.

Un fait le prouve : ce pays est le seul vers lequel affluent vraiment les capitaux privés étrangers. Ne sont-ils pas passés de 7 600 000 livres sterling en 1955, à 24 000 000 de livres sterling en 1959 ? Une industrie se dessine qui, dès demain, sera puissante. Les hommes d'affaires de tous pays (les français sont malheureusement peu nombreux) qui investissent en Nigeria sont avisés. . Déjà trois entreprises textiles fonctionnent : bientôt la production atteindra cent millions de yards carrés par an. Des huileries, des savonneries, une industrie du bois, celle du caoutchouc, celle du ciment complètent l'industrie légère. Une industrie lourde se prépare, financée par des capitaux américains. Les chances de cette industrie sont d'autant plus grandes que la Nigeria n'est dépourvue ni de ressources minières (16 650 tonnes d'étain lui assurent le quatrième rang dans le monde ; 80% de la production mondiale de colombite avec 3500 tonnes ; du plomb partiellement aurifère, du zinc, du fer surtout, dont les réserves connues atteindraient 80 millions de tonnes), ni de ressources énergétiques (réserve de charbon : 200 millions de tonnes ; production actuelle de pétrole : 900 000 tonnes ; gaz naturel en quantité importante.

La forme politique même qu'a adoptée la Nigeria peut l'aider à asseoir son influence. M. Ruchmann a bien souligné ce point dans son livre, L'Afrique noire indépendante34.

Les dirigeants de la Nigeria, bien conseillés par les Anglais, ont eu la sagesse de donner à leur pays disparate et plein de contradictions (à l'image en cela de toute l'Afrique) la forme d'une fédération. Unitaire, leur État eût éclaté. Il eût connu l’anarchie du Congo belge. Les contradictions y étaient aussi fortes. On ne pouvait à cette échelle donner satisfaction à cette aspiration presque viscérale des Africains de retrouver dans les formules politiques modernes les caractères des anciennes structures tribales et, notamment, l'unicité politique. L'idée d'une opposition tolérée, protégée même, disposant de droits et cohabitant avec la majorité leur est étrangère, si même elle ne les scandalise pas secrètement. L'Afrique requiert le parti unique, mais ce fait même la condamne au morcellement, un tel parti pouvant difficilement dans les traditions africaines, c'est-à-dire sans totalitarisme oppressif, s'étendre aux dimensions d'un très grand  État. En Nigeria, chaque province fédérée tend à devenir le fief d'un parti dont le leader est à tout coup le Premier Ministre. Mais entre ces leaders s'instaure à l'échelon national un équilibre qui assure une certaine démocratie. En cela même la Nigeria est exemplaire, car si l'Afrique doit se regrouper, sous peine de ne jamais sortir du sous-développement, elle ne le peut que sous une forme fédérale dont la Nigeria fournit le type. Source d'influence, un tel fait, mais aussi possibilité, un jour ou l'autre, d'inclure dans son cadre  des États voisins. Comme on le voit, sa structure politique elle-même peut contribuer à la puissance de la Nigeria. Et son influence politique croîtra d'autant plus sûrement que s'affaibliront, par la force des choses, les rapports que les  États africains entretiennent avec leurs anciennes Métropoles. Trop faible pour se passer de tout support, la Nigeria leur en apportera un, presque fatalement. Le gouvernement nigérien ne le pressent-il pas quand, lui pourtant si sage, joue les champions de l'intransigeance lorsqu'éclate une bombe française ?

Cette prépondérance, que tant de faits semblent préparer, aura d'importantes conséquences du point de vue français, comme au point de vue religieux. Au point de vue français : ce peut être un recul de l'Afrique où on parle notre langue et où on a adopté notre façon de penser. Ce recul est d'autant plus à redouter que les  États anglophones, Nigeria en tête, ne sont pas exempts d'impérialisme. Le fait qu'au Secrétariat de la Commission Économique pour l'Afrique, de l'ONU, qui siège à Addis Abeba, ils ont accaparé cent un postes de fonctionnaires sur cent cinq le prouve. Mais cette prépondérance peut avoir des conséquences religieuses aussi. Nous avons vu que, parmi les  États d'Afrique noire, la Nigeria est un des plus nettement en prise sur le Moyen-Orient, constituant une avancée de l'Islam jusqu'au Golfe de Guinée. Sans doute, la Nigeria possède-t-elle de très vivantes chrétientés, notamment en pays Ibo (deux millions de fidèles), grâce au génie missionnaire du regretté Monseigneur Shananan. Mais sa prépondérance, malgré tout, peut signifier un certain progrès de l'Islam. En outre, les musulmans nigériens, plus liés au Moyen-Orient que les autres musulmans africains, risquent de provoquer le recul de l'Islam animiste et fervent de l'Afrique, au profit d'un Islam, plus traditionnel, c'est-à-dire malheureusement plus juridiste, plus politique et plus sec.

L'importance actuelle de la Nigeria, le rôle qu'elle jouera dans l'avenir rendent déplorable notre situation de rupture diplomatique avec cet  État. Cette rupture n'est pas le fait du Gouvernement français. Celui-ci a même dépensé, encore récemment, des efforts louables et onéreux pour en atténuer les effets. La pierre d'achoppement réside dans la politique nucléaire de la France. Un esprit non averti pourrait en être surpris, car cette politique ne concerne guère le gouvernement de Lagos. Mais nous avons vu qu'en agissant comme il le fait, celui-ci pratique une certaine diplomatie démagogique en vue de desserrer les liens « verticaux » que l'Afrique noire conserve avec les anciennes métropoles et d'y substituer des liens « horizontaux » à son profit. Ne sous-estimons pas, non plus, l'influence des agents britanniques : l'Entente Cordiale n'a jamais eu, sauf dans les trois mois qui suivirent le Pacte mort-né de Dunkerque, la moindre portée en Afrique. Reconnaissons aussi, que la politique française comporte une contradiction. Elle est « centrée » sur l'aide aux pays sous-développés. Dans les conférences internationales, nous insistons sur celle-ci au point d'en être parfois insupportables. Seulement, en même temps, nous pratiquons une politique nucléaire qui blesse les pays sous-développés d'une façon injustifiée, mais certaine. Cette hostilité de l'Afrique à notre politique nucléaire aurait quelque chose de pathologique, si elle ne s'expliquait pas à l'origine par l'erreur politique que commit notre Gouvernement, en décidant de pratiquer ces explosions en Corse, puis, devant les protestations des insulaires, en choisissant le continent africain. Au Sud du Sahara, on a vu dans cette substitution une séquelle du colonialisme. Quoi qu'il en soit, la gêne causée à notre diplomatie africaine est à porter au passif de la politique nucléaire française.

Résoudra-t-on cette difficulté ? Renouerons-nous avec la Nigeria ? On doit le souhaiter : considérer ce pays comme une virtuelle grande puissance, tenir compte dès à présent d'un poids politique qui ne peut que s'accentuer, n'est pas une anticipation hasardeuse. Sa masse permet à la Nigeria un développement économique telle qu'elle risque d'influencer tous ces voisins et les attirer dans son orbite. Sans doute, si l'Afrique francophone apaisait ses querelles internes et renonçait à ses particularismes, elle pourrait lui faire contrepoids. Elle préserverait sa propre originalité. Mais jusqu'à présent, elle n'a marché dans la voie de son unité qu'à la manière des pèlerins de Saint-Jacques de Compostelle. A peine a-t-elle avancé d'un pas qu'elle recule. Pendant ce temps, la Nigeria se développe ; ses usines se multiplient ; son trafic maritime s'accroît. Ses dépôts bancaires se gonflent. Et de plus en plus, c'est à Lagos que se prépare l'avenir de l'Afrique.

 


34 Librairie générale de droit et de jurisprudence.