L'Afrique Noire est mal partie

7/1/1963

 

M. René Dumont aime à faire scandale. Il joue volontiers les enfants terribles. Plus que jamais dans son dernier ouvrage : « L'Afrique Noire est mal partie », il s'y livre contre les Gouvernements africains à des fureurs iconoclastes. Il brise les idoles, il déboulonne les hommes d’État. Après son passage on ne trouve plus grand chose des Houphouet Boigny et des Ahidjo.

Évidemment pour un auteur qui éprouve une joie un peu sadique à dénoncer les scandales, l'Afrique actuelle offre une bonne matière première. Les faux dieux à descendre de leur Olympe sont légions. Mais ce pays mérite-t-il, comme le pense René Dumont, un jugement plus sévère que les autres pays sous-développés ? Si ce livre est salubre, c'est beaucoup moins en dénonçant les abus qui ruinent les Continent noir, qu'en contribuant à démystifier le mythe des pays sous-développés. À ce point de vue, il s'inscrit heureusement à côté de l’Éloge du Colonialisme de Julien Cherverny, qui dénonçait exactement les mêmes abus, mais à propos de l'Asie. Il rejoint l'excellente série d'articles publiés dans Le Monde par M. C.S. Stomes. Il était temps, car l'exploitation bénisseuse de la réelle misère du Tiers-Monde par trop d'hommes d’État en mal de virginité, les idées fausses répandues à foison par tous les Pandit Néhru, les évêques d'une douzaine de confessions et les gauchistes conservatistes qui voient dans cet apitoiement le moyen d'éviter les révolutions qui nous incombent, tout cela composaient un irritant amalgame capable de masquer à jamais les vrais remèdes à la misère de ce Tiers-Monde.

Mais quand M. René Dumont  indique les structures de refus au développement africain et en stigmatise les responsables, il a le tort de croire ou de prétendre que ces structures sont propres à l'Afrique. Elle n'est, hélas, pas seule à être ruinée par une bourgeoisie politico-administrative qui, sous l'alibi de l'anticolonialisme, témoigne du plus farouche égoïsme de classe qui se soit jamais manifesté. L'indépendance qui n'a rien changé à la condition paysanne a été pour elle le moyen de s'approprier de belles villas et des automobiles américaines. Un député africain gagne plus en un mois et demi de « Travail » qu'un paysan en trente six ans d'existence. Cette classe est aussi dispendieuse à l'Afrique que l'était à la France la cour de Louis XVI, et elle n'a même pas cette vertu de travail qui fit la noblesse de notre bourgeoisie européenne du XIXe siècle, bourgeoisie européenne que celle de l'Afrique fait regretter à M. René Dumont. Que dire des plantations créées par le FIDES et qui, concédées gratuitement à un ministre sont déjà envahies par la brousse ! Le réquisitoire de M. René Dumont est impitoyable. Il est malheureusement appuyé sur des exemples irrécusables. Mais des exemples de cette sorte et notamment la concussion dont il signale à juste titre le croissant péril, il en trouverait dans bien d'autres pays que l'Afrique.

D'autre part, ce livre est naïf. La partie positive en est par moment enfantine. M. René Dumont a raison de mettre l'accent sur la nécessité primordiale du développement agricole, mais agronome, il touche dans cette naïveté technocratique de croire que seul le remède suffit à tout guérir. Tout régime qui songe au développement rural est à ses yeux automatiquement bon. Ainsi s'est-il lourdement trompé à propos de la Chine dont il n'a pas prévu, malgré une étude approfondie, aucun des embarras actuels. Il lui manque à côté de ses connaissances techniques, une certaine culture générale, une certaine pénétration de l'âme des peuples qui lui éviteraient des bévues (ainsi quand il propose aux peuples africains d'avoir une diplomatie unique sous prétexte d'économie. L'économie serait certaine, mais je plains l'Ambassadeur qui devrait à la fois obéir à Houphouët-Boigny, à Senghor, à Modibo Keita et à Youlou!).

Cela dit, qui devait être dit, on ne peut que recommander la lecture de cet ouvrage, non pas aux Européens, qui risquent d'en tirer surtout une pharisienne satisfaction d'eux-mêmes, mais aux Africains. Ceux-ci auront intérêt à le méditer, et notamment les étudiants qui, tout en ressassant un jargon socialiste, s'apprêtent à montrer au retour dans leur pays un égoïsme de classe aussi forcené que celui des dirigeants actuels. Et il en sera ainsi tant que l'Afrique n'aura pas pris conscience de ses vraies valeurs, tant que le titulaire d'un petit brevet à l'européenne se croira plus civilisé qu'un chef coutumier, héritier d'une millénaire sagesse, tant que les hauts fonctionnaires ne connaîtront même pas les villages. Même ce développement agricole, préconisé à juste titre par M. René Dumont, sera sans efficacité si l'Afrique continue d'être colonisée par une caste d'Européens à peau noire. Au fond, ce qui manque le plus à ces jeunes et tonitruants nationalistes, c'est un peu de patriotisme, c'est un peu de sens du devoir, c'est un peu d'amour de la masse. S'ils le comprennent en lisant M. René Dumont, celui-ci, malgré les outrances, les injustices et les naïvetés de son livre, aura fait œuvre salubre.