Les événements d'Afrique du Nord...

Fin 1961

Les événements d'Afrique du Nord ont de graves répercussions sur notre profession. Voici bientôt un an déjà (depuis octobre 1960) que nos ventes sur l'Algérie accusent un fléchissement d'environ 30% par rapport à la période annuelle antérieure. Or, les ventes sur l'Algérie, rien qu'en ce qui concerne les tissus de coton et de fibranne ont atteint en 1960 11 000 tonnes pour environ 116 millions de nouveaux francs. C'est dire qu'une baisse du tiers d'un tel débouché est à soi seul sensible. Au même moment, les événements politiques ont provoqué une interruption de fait de nos ventes sur la Tunisie. En 1960, toujours pour les seuls tissus, nos expéditions vers ce marché avaient dépassé 3 100 tonnes pour près de 26 millions de nouveaux francs.

Nous pouvions espérer au moins conserver le débouché marocain, qui jusqu'à tout ces derniers temps, avait tendance à progresser. Nous avions en 1960 approché de 3 000 tonnes pour environ 26 millions de nouveaux francs. Malheureusement, le Maroc, inquiet parait-il du déficit de sa balance vis-à-vis de la zone franc, vient de prendre des mesures qui, elles aussi, peuvent nuire à nos ventes. Le versement de 25% du prix des importations est exigé lors de la demande de licence. Or, sont dispensé de cette mesure les pays ayant conclu avec le Maroc des accords de paiement. Certains d'entre eux se trouvent nos plus redoutables concurrents : l'Espagne pour les tissus de coton, les pays de l'Est pour les tissus de fibranne. Les importateurs seront portés à préférer ces provenances qui ne posent pas de problèmes à leur trésorerie, à celles pour lesquelles sont requis des versements anticipés. Une telle décision ne nous semble pas non plus favorable à l'industrie marocaine, beaucoup plus menacée par des pays à dumping ou à bas salaires, tels que l'Espagne et l'Est, que par les importations en provenance de l'Europe.

Peut-on espérer que ces mesures qui reviennent à une discrimination seront rapidement abolies ? Nous souhaitons que le Gouvernement français puisse faire comprendre le caractère paradoxal d'une telle discrimination, quand se poursuit l'aide que, de façon malheureusement peu voyante et dispersée, nous apportons au Maroc. C'est une aide appréciable, en effet, que des contingents tarifaires représentant pour notre Trésor une perte de recettes douanières de près de 15 milliards d'anciens francs ; c'est une aide que le versement par la France de la cotisation marocaine au Fonds Monétaire International ; c'est une aide aussi que des dépenses consulaires qui se chiffrent en plusieurs dizaines de milliards d'anciens francs. Des experts estiment que l'ensemble de ces aides si diverses représenteraient dans l'économie marocaine une injection de richesse de soixante milliards d'anciens francs par an, soit, pour donner un élément de comparaison, à peu près la moitié du budget ordinaire de ce Royaume.

Heureusement pour notre Profession, les débouchés de l'Afrique noire et de Madagascar se maintiennent dans l'ensemble, malgré un fort fléchissement en ex-AEF, dû sans doute aux licences sur l'Asie octroyées inconsidérément l'an dernier. Le marché malgache, après une période déplorable, se relève.

Dans l'ensemble, l'ex-AOF continue une progression. Le maintien général de ce débouché n'est pas le fait d'un hasard. Il résulte au contraire des accords que le gouvernement français a passé avec les Républiques africaines. On peut regretter que dans la discussion de ces accords, nos négociateurs n'aient pas été à même de faire valoir certaines des contreparties, parmi les plus importantes que la France apporte aux gouvernements africains. C'est ainsi que les sommes versées au titre du FAC ou de l'assistance technique ne sont pas entrées en ligne de compte. Néanmoins, en échange des surprix dont bénéficient certains produits tropicaux et des avantages que les États d'Outre-Mer retirent de leur appartenance à la zone franc, des dispositions ont été adoptées qui paraissent devoir maintenir les courants traditionnels du Commerce.

Mais un rapprochement s'impose à l'esprit. Les débouchés ont été préservés là où des accords précis ont été conclus. Ils sont menacés là où nous demeurons dans l'imprécision. Au Maroc, où le problème des rapports commerciaux n'a jamais été réglé, non seulement le débouché ne représente plus que 50% de ce qu'il était en 1953, non seulement la France qui fournissait à cette époque 48% des importations textiles n'en fournit plus que 25%, mais encore nous souffrons de nouvelles entraves qui se trouvent – en fait – discriminatoires. On objectera qu'avec la Tunisie aussi nous avions passé un accord commercial précis et que cela n'empêche pas les difficultés rencontrées aujourd'hui. C'est exact, mais ce sont des événements politiques extrêmement graves qui ont brisé les liens économiques. L'accord, au contraire jusqu'aux affaires de Bizerte, avait préservé notre débouché. Et au Maroc, n'est-ce pas les États  ayant conclu des accords de paiement qui se trouvent dispensés des versements antérieurs aux importations ?

Nous ne le répéterons jamais assez : nous avons affaire à des États totalement indépendants et nous ne pouvons plus les traiter que comme tels. Or, entre États indépendants, la réciprocité dans les efforts et dans les avantages consentis est de règle  et toute autre formule apparaît survivance du « paternalisme impérial ». Des négociations économiques auront lieu – à bref délai doit-on souhaiter – avec la Tunisie ; de telles négociations ont lieu couramment avec les États africains ; il serait certainement possible et souhaitable d'en entreprendre avec le Maroc : à ce prix, et à ce prix seulement, au prix d'une certaine équité dans la réciprocité demandée à nos partenaires, l'ensemble de notre débouché d'Outre-Mer peut encore être préservé.