Conférence à la fédération des teintures et apprêts

II – Les obstacles à surmonter

Mais voyons d'abord les obstacles, les dangers qui se précisent à l'horizon.

Un des obstacles réside en France même. C'est un fait qui a lourdement pesé dans l'évolution de nos politiques avec les pays d'Outre Mer : on a éclaté le Ministère de la France d'Outre Mer sans savoir comment on en répartirait les attributions. Certes, ce Ministère devait changer de dénominations et de structures. Une transformation s'imposait, non une « atomisation ». le Président du Gouvernement sénégalais, M. Mamadou Dia – qui n'est pas suspect – a blâmé cette volatilisation des services qu'aucun Africain n'a jamais demandée. Ainsi, dans une période très délicate, avons-nous perdu toute unité de conception et toute continuité dans le dessein. La moindre décision a supposé l'intervention de cinq ou six Ministères. Vous savez tous d'expérience, vous qui pratiquez de nombreuses démarches, que lorsqu'on possède de bons arguments on peut convaincre sans peine un Département ministériel. Il est déjà plus difficile d'en mettre deux d'accord entre eux. Il est totalement impossible d'amener  cinq ou six d'entre eux à aligner leurs points de vue. En même temps les nombreux ministres compétents se sont livrés à une guerre sournoise ou flagrante pour s'arracher mutuellement des attributions. Ainsi à la néfaste instabilité gouvernementale, qui avait été le lot et le vice de la IVe République a, dans ce domaine de l'Outre-Mer, été substituée une instabilité administrative encore plus néfaste. Au même moment on a procédé à un éclatement parallèle des anciennes Fédérations d'AOF et d'AEF. Je n'ai pas à me prononcer sur l'opportunité politique d'une telle décision. Mal préparée, elle a engendré de graves difficultés économiques. Depuis deux ans nous avons travaillé dans un climat d'incertitude en partie évitable. Si j'avais à rédiger un cahier des revendications de nos professions, je placerais en première ligne l'unité de conception rendue plus nécessaire par la complexité même des problèmes à résoudre.

Concurrence étrangère

Mais ces obstacles sont ailleurs aussi. Et c'est d'abord, je ne dirai pas une concurrence des Puissances étrangères, mais leur déchaînement. La liste de leurs interventions, depuis deux ans, couvrirait des pages et des pages. Les États-Unis ne se sont pas contentés d'ouvrir quinze ambassades dans l'Afrique francophone et à Madagascar : ils ont institué six missions d'assistance technique. Les chefs de ces missions ne sont même pas très habiles à cacher leur dessein et à voiler leur souci de prodiguer l'assistance technique au détriment de nos intérêts traditionnels. J'en pourrais donner de récents exemples.

Les Russes interviennent peu en Afrique francophone, sauf en Guinée. Leur effort se porte davantage vers le Ghana. Disons plutôt que les Russes interviennent peu directement : ils poussent en avant leurs satellites. Leur procédé est extrêmement simple : conclure des accords de troc et accorder des crédits à long terme et des conseils techniques en vue de l'industrialisation. Ce que leur méthode a de particulier est un mépris total de l'utilité économique ou de la rentabilité du projet financé. Ils donnent ce qu'on leur demande, ce qu'on leur demande dut-il être néfaste et ruineux.

Les Allemands ont baptisé assistance technique l'aide que leur gouvernement apporte à leurs propres industries exportatrices de biens d'équipement. Je ne sais pas si les Africains seront longtemps dupes. Les Allemands aussi prêtent à long terme, mais à charge d'acheter chez eux. Quant aux Italiens, ils se spécialisent dans les colloques et les expositions.

Le risque asiatique

Mais ces dangers sont bien minimes à côté de celui que constitue pour nous l'Asie, et en général les pays à conditions de production anormales. La tentation est forte pour les États africains, dont les niveaux de vie sont faibles, d'acheter à bas prix. Mais d'abord, n'est-ce pas une illusion de croire qu'ainsi le consommateur paie moins cher ? Finalement, au stade du détail, tout s'aligne sur les prix européens, et seule la marge des importateurs ou des revendeurs a grossi. Cela, je l'ai vérifié moi-même sur les marchés. On comprend dès lors pourquoi certains importateurs font pression  pour que s'ouvrent plus largement les contingents asiatiques. Ces importateurs pratiquent d'ailleurs une politique à courte vue. S'imaginent-ils vraiment que le Japon, doté de la meilleure organisation commerciale du monde, ne les évincera pas à leur tour ? Le processus peut se décrire à l'avance. On ouvre la porte aux biens de consommation. Le bénéfice réalisé sur ces biens, les Asiatiques ne l'appliqueront pas à améliorer le sort de leurs populations, mais à s'équiper en industrie lourde. Ensuite viendra la captation des réseaux commerciaux. Une colonisation de remplacement s'amorce ainsi et elle ne sera pas seulement économique : les idées suivent la marchandise. Le risque est d'autant plus grand qu'en Afrique les anciennes sociologies et les traditions qu'on croyait abolies remontent par toutes les craquelures de l'ancien vernis colonial désormais effacé. Or, à l'exception de la toute récente pénétration européenne, qui justement a eu ce caractère de pénétrer à rebours des courants naturels de migration, les pénétrations africaines se sont toujours opérées d'Est en Ouest. La Géographie comme l'Histoire viennent au secours de l'insidieuse invasion asiatique.

Déjà cette invasion asiatique est un fait à Madagascar et en Afrique Orientale. L'Inde ne cache même pas ses ambitions. Elle les laissait déjà voir, il y a quinze ans, quand elle prétendait être « puissance principalement intéressée dans le traité de tutelle du Tanganyika ».

Certes, nous, les industries légères, nous sommes menacées en premier lieu par ce risque. Que les autres industries ne se rassurent pas, pourtant ! Les pays d'Asie n'appliqueront pas à l'élévation du niveau de vie de leurs populations, les bénéfices réalisés grâce à leurs exportations de biens de consommation. Ils investiront pour produire des biens d'équipement. Le commerce lui aussi risque d'être victime. Le Japon, qui possède la meilleure organisation  commerciale du monde, cherchera lui aussi à le supplanter. En fin de compte tous les intérêts français ou même européens, quelle que soit leur nature, seront évincés. Mais nous ne sommes pas, nous Français, seuls en cause : les indépendances africaines courent le plus grand risque de se transmuer en colonisation asiatique.

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