Conférence à la fédération des teintures et apprêts

I – Un débouché essentiel

Pour nous le problème n'est pas académique. Quelques chiffres suffiront à nous en rappeler l'importance vitale. Ce mot de vital n'est pas trop fort. Ne s'agit-il pas, pour l'ensemble des industries textiles de 110 000 tonnes en 1960 dont 51 000 pour la seule industrie cotonnière ; 110 000 tonnes auxquelles il convient d'ajouter 10 000 tonnes pour les vêtements confectionnés. Dans l'industrie cotonnière, pour ne citer qu'elle, un ouvrier sur six travaille pour ce débouché. Ces exportations représentent pour elle 72% de l'ensemble de ses exportations. Elles atteignent pour la bonneterie 70% de cet ensemble, 70% pour le jute ; et le pourcentage record appartient aux tissus de fibranne : 89%.

Vous excuserez cette avalanche de chiffres et de pourcentages, nécessaire pour situer le problème. Nous pourrions, nous plaçant cette fois-ci du côté des États d'Outre-Mer de la zone franc, en apporter de parallèles, mais si je me suis livré à cette énumération, en soi fastidieuse, c'est pour souligner que ces chiffres témoignent de l'extraordinaire vitalité de notre Profession. En effet, dans ce domaine même d'Outre-Mer, elle a subi les plus cuisantes épreuves. L'Indochine était un débouché privilégié. Je reprendrai l'exemple de l'Industrie Cotonnière qui y exportait bon an mal an 20 000 tonnes (24 000 en 1954). en 1960, année exceptionnellement favorable, nos exportations n'ont plus atteint que 2 000 tonnes. Pour le premier trimestre 1961, l'ordre de grandeur n'est guère que de 250 tonnes. Mais au même moment que nous perdions l'Indochine, s'effondrait pour nous le marché marocain. Citons encore les chiffres du coton, ceux que par définition je connais le mieux : 6 000 tonnes en 1953 ; 3 000 tonnes en 1960, année favorable puisqu'entre-temps nos expéditions vers le Maroc étaient tombées en dessous de 2 000 tonnes par an. Entre temps le débouché tunisien était tombé lui aussi d'à peu près 50%.

Vitalité de nos professions

Et pourtant, malgré des pertes aussi lourdes, si nous rapprochons le volume d'ensemble des expéditions d'Outre-Mer de 1960 de celui de 1953, nous constaterons que la différence n'est plus gère que de 10 000 tonnes. C'est dire que grâce à l'effort de nos professions, grâce à l'activité de chacun de vous, en quelques années vous avez presque compensé une perte aussi volumineuse et sensible. Voilà, n'est-ce pas, qui atteste la vitalité de notre industrie !

Cette vitalité, nous l'avons prouvé sous une autre forme : en procédant à l'industrialisation  de ces pays d'Outre-Mer de la zone franc. Une fois de plus je ne parlerai que de l'industrie cotonnière essaimée là-bas, mais le bilan est déjà impressionnant. Sans même parler des magnifiques réalisations du Maroc, nous pouvons citer cinq entreprises à Dakar, une et bientôt deux en Côte-d'Ivoire, deux en ex-AEF, une et peut-être bientôt deux à Madagascar. Je ne suis pas sûr que beaucoup d'autres professions puissent présenter un pareil bilan.

Une importance nationale

Un débouché aussi important, un débouché où nous avons fait preuve d'une telle vitalité, mérite-t-il d'être défendu ? Les chiffres ont déjà répondu. Pourtant, il existe de beaux esprits pour démontrer, mathématiques à l'appui, qu'il n'en est rien et que le débouché des pays d'Outre-Mer de la zone franc ne représente rien pour la France. Voilà le raisonnement de ces beaux esprits : 1°/ l'exportation ne représente que 10% de l'activité française. 2°/ les expéditions vers l'Outre-Mer ne constituent que 30% de ces 10%. 3°/ en conséquence, en perdant son débouché d'Outre-Mer la France ne serait privée que de 3% de son activité, ce qui, selon les mêmes beaux esprits serait négligeable.

Ce raisonnement prouve seulement que l’Économie est une science humaine et, comme telle, ne se réduit pas, sans danger d'erreur, en équations. Remarquons d'abord que 3% d'activité, c'est beaucoup plus que le seuil singulièrement étroit entre la prospérité et la récession. Mais surtout, il ne s'agit pas de je ne sais quel pourcentage abstrait et diffus répandu à la surface de notre Économie nationale. Certaines branches de cette économie, la nôtre certes, mais d'autres aussi, seraient touchées dans des proportions beaucoup plus graves. La mécanique, par exemple, qui a exporté en 1960 pour 150 milliards d'anciens francs dans les Pays d'Outre-Mer de la zone franc, l'automobile, le matériel électrique, etc... à travers ces branches, certaines régions seraient plus directement atteintes. Par exemple, pour nous, des places comme Roanne ou Mulhouse. Ces régions seraient affectées de pertes brutales de pouvoir d'achat et de difficultés sociales. Elles se répercuteraient en « boule de neige » vers d'autres places, engendrant une crise généralisée. Où est-il le sophisme à forme mathématique grâce auquel de beaux esprits se rassurent ?

Donc, ne leur en déplaise, sauvegarder ce débouché est un impératif national. Mais sans doute allez-vous m'objecter : pourquoi ne parlez-vous que de le sauvegarder ? quel manque de dynamisme ! C'est de le développer que vous devez nous parler.

Si je me refuse au langage du défaitisme, je ne crois pas moins dangereux de se bercer d'illusions. Trop de facteurs s'opposent au développement du débouché des pays d'Outre-Mer de la zone franc.

En premier lieu, une extension du débouché supposerait un accroissement du pouvoir d'achat des masses. Certes, exprimé en francs constants, le revenu national des pays d'Outre-Mer de la zone franc – Afrique du Nord exceptée – s'est accru de 70 à 90% depuis dix ans. Malheureusement le revenu paysan, dans ces pays, non seulement n'a pas bénéficié de cette croissance, mais il a baissé, et la politique dispendieuse poursuivie par certains États ne peut que le faire baisser encore. Or c'est le niveau de vie paysan qui assure le débouché, et non pas que les fonds soient dilapidés à l'achat outre-atlantique d'automobiles chargées de chromes et climatisées. Sans doute en restreignant les importations, au surplus humainement dégradantes, de friperies pourrait-on accroître ce débouché. Développement qui pourtant ne peut être que marginal.

En second lieu, il n'est pas raisonnable de penser qu'à travers les vicissitudes de leur politique, ces pays importeront une part plus importante de produits français. Celle-ci est déjà considérable. Dans les importations textiles de Côte d'Ivoire, la France entre pour 70% (87% pour les tissus imprimés), pour le Cameroun 60%, pour les tissus de coton de Madagascar 75% (Hélas ! non pour les tissus de fibranne où 76% sont japonais).

En troisième lieu, ces pays s'industrialiseront, fort légitimement, et je vous ai déjà indiqué la part que la France a prise dans cette industrialisation. Cette jeune industrie voudra sa part, et c'est justice. Mais c'est encore une des raisons pour ne pas se leurrer avec un accroissement illusoire du débouché.

Donc c'est de sauvegarde que nous parlerons. C'est de la sauvegarde que nous étudierons le conditions.

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