L'Afrique se préservera-t-elle de l'Asie

La véritable opposition

Il faudrait pourtant entendre certaines réactions sentimentales, l'Africain tempère de bon sens paysan son affectivité : elle est quand même plus profonde et l'un des aspects attachants de sa personnalité. Le plus grand risque pour lui est qu'on « fasse vibrer sa corde sensible » en insistant sur une illusoire solidarité des peuples en émergence. Solidarité ? Je ne suis pas sûr que ce sentiment anime M. Nehru quand il lorgne Madagascar et toutes les Afriques orientales à travers un Océan Indien dont en Hindou et en Bengali le nom doit se prononcer « mare nostrum ». Car justement l'Asie voit en Afrique, où jusqu'au dernier siècle les pénétrations se sont toujours effectuées d'Est en Ouest, un grand déversoir pour ses marchandises d'abord, pour ses populations ensuite. Mais encore une fois on peut craindre la transposition entre peuples d'une sorte de solidarité de classe. Or cette solidarité n'est qu'illusion. La lutte aujourd'hui n'est pas entre nations industrialisées et sous-équipées. L'abondance des aides occidentales proposées à l'Afrique même si à juste titre certaines de ces propositions doivent être regardées avec scepticisme, en témoigne. Plus encore les réalisations du FAC et du FED qui, elles, ne sont pas des leurres. Nous croyons pouvoir affirmer que l'Europe a suivi une évolution parallèle à la décolonisation africaine : elle a perdu l'esprit colonial. Elle se tromperait fort en tout cas, si elle ne comprenait pas que le développement africain est de son intérêt vital. Elle ne peut laisser une sorte de vide économique à ses portes. En dépit des apparences elle ne perdra rien au développement industriel africain, car, pour peu qu'Afrique et Europe demeurent associées, le développement des pouvoirs d'achat compensera très largement les concurrences nouvelles. Non, la vraie lutte se situe ailleurs : elle est plutôt entre les pays vraiment sous développés et les pays vraiment en émergence.

Le vocable « pays sous développés » est dangereux comme tous les vocables abstraits. Il voile la réalité beaucoup plus qu'il ne l'exprime. On croirait que tous ces pays sont pareils, que leur misère est égale, que leur capacité de s'en dégager est toujours la même. Rien n'est plus faux. Certains sont déjà à mi-route quand d'autres demeurent encore enlisés. Rien n'est plus faux surtout, parce que le vrai sous développement est plus qu'un phénomène économique un phénomène spirituel.  Il réside dans une sorte de lacune de la volonté, dans un sommeil. Or l'Afrique s'est éveillée, et même jusqu'au tumulte parfois. Sans doute, fut-ce sur ce plan, court-elle encore des dangers. Indépendante, elle n'a pas toujours pris conscience de son indépendance. Parfois elle revendique plus qu'elle ne s'affirme, présentant ce caractère spirituel du sous développement : le transfert automatique de ses responsabilités sur d'autres. Ainsi en va-t-il de certaines diatribes anti-colonialistes qui témoignent à la fois d'un manque de sûreté de soi et de confiance en sa vertu. Mais beaucoup moins que d'autres elle présente ces lacunes. La différence d'attitude, à l'ONU entre les délégations afro-asiatiques d'une part et les délégations de l'Afrique francophone et malgache est probante. Aux diatribes vides, les francophones ont su opposer une fermeté de propos et une dignité d'expression qui témoignent de peuples maîtres de leur destin. L'Afrique d'expression française est un monde où les hommes savent qu'ils font l'Histoire au lieu de s'abandonner à son courant.

C'est dire que l'Afrique francophone n'est pas un pays sous-développé mais vraiment un pays en émergence. Contre ce terme de sous-développé s'inscrivent en faux un Dakar ou un Abidjan. En retard sur bien des points, handicapée dans trop de régions par l'analphabétisme, l'Afrique conjugue le VIIIe siècle et le XXIe. On passe de la paillote au building. Aussi, telle que avec ses laisses d'ignorance et ses secteurs faméliques, mais avec ses barrages et ses usines, mais avec son élite politique l'Afrique francophone est à la frange des pays économiquement forts. Elle peut accrocher son wagon à leur train.

Elle le peut, si d'autres pays ne se substituent pas à elle dans l'aide de l'Europe et si elle-même ne se laisse pas submerger par eux. Il lui appartient de dresser une digue contre cette marée déferlante.