Sous l'avion la forêt moutonnait...

 

Sous l'avion la forêt moutonnait, mer furieuse et frisée. Cime sur cime, faîte sur faîte jusqu'à l'horizon déferlait sur une étendue sombre, avec parfois, dardée en germe un kapokier. Il rejoignait le lourd ciel équatorial, déployé dans un air si épais qu'il en semblait toucher les branches.

Tel fut le premier visage de cette étendue sans racine : l'Afrique. À terre l'eau ruisselait de partout. Les cimes, les cases n'étaient que de l'eau un peu plus dense. La forêt affleurait comme une longue croupissure sur une terre saturée d'eau. Le ciel roulait par vague presque au ras du sol. Et de toute cette étendue mouillée montait une odeur uniforme et morne de feuille pourrie.

Forêt sans fleur et sans oiseau. Parfois, sur la lisière le cri d'un singe. Mais vite se refermait le moite silence. Chevelue de liane, tissée, emmêlée d'excroissances feuillues, si dense qu'elle semblait dormir dans un demi jour visqueux, gluante de sèves indéterminées, poisseuse d'efflorescences imprécises, posée sur un amas d'arbres morts et demi dénudés, nourrie de sa propre dissolution, étendue sans racine et même sans toucher la terre sinon par d'étranges bois contournés, des tentacules aspirantes, de reptiliennes ventouses, la forêt étouffait l'Afrique.

Et puis venait un fleuve.

Parfois il dormait entre des rives imprécises, il sommeillait sous le lacis des palétuviers, il était un réseau de canaux étroits dans une Venise végétale, ou bien il s'élargissait en lagunes – et le vol lent d'un aigle blanc s'y reflétait. Il s'étalait en zones silencieuses et douces où la forêt se faisait graduellement aquatique. Seule une pirogue troublait d'un froissement soyeux le repos des choses.

Sous les rives de palétuviers le fleuve endormait sa colère, une colère qui dérivait en flottantes îles chargées d'oiseaux ou de biches, des pans de forêt ou de savane. Et ces îles s'amassaient en liane ou s'échouaient aux bans de sable pour la fuite lourde des caïmans.

Coupant d'un brusque accroc le tissu lumineux du fleuve, un rapide. L'eau bouillonne. Elle écume, et de ses heurts monte un brouillard. L'eau boue de colère, elle est un tourbillon brun et blanc. Ou bien tout entière, d'un grand flot uniforme, tendue comme un arc, dure comme un faisceau de basalte elle choie d'un bloc et rebondit entre ses rives. Dans un fracas absolu comme le silence, si fort qu'aucun cri ne le percerait, d'un seul coup le fleuve s'est jeté dans un chaos de rocs concassés. Et dans ces eaux réduites en fumerolles, au sein même de cette montagne où le fleuve hurle et tressaille comme un cratère, oscillant à chaque vague de tumulte, un palmier lève sa touffe innocente.

Et l'Afrique ce sont ces fleuves aussi, ces fleuves géants qui exfolient la forêt en pétales de velours sombre.

Mais vers le Sahel les fleuves sinuent en successives coupes de lumière. Un soir, il glissait entre des rives de feu. La brousse enflammée simulait une forêt équatoriale, avec un sous-bois rouge couronné de faîtes obscurs.  Le couchant ou ces feux, le ciel était de pourpre sombre barré de part en part d'une pulpeuse tornade presque violette. Apeurés se pressaient sur les bancs de sable tous les oiseaux de la savane, bleu sombre et cimées d'or les grues ragules, rouges et noires le cardinaux, et d'autres oiseaux étaient bleus comme dans la légende. Encore plus beaux, d'un blanc plus intense que la plus pur des cimes, vêtus d'un plumage d'incandescence les pélicans.

Et tandis qu'au gré du courant mon bateau descendait le fleuve, j'entendais sous la clameur des brousses en feu, ponctuant de leur son mat l'immense grésillement de la steppe, le battement rythmé des tam-tam.

*

* *

Sous la plage de sa forêt l'Afrique entière palpite, l'énorme continent, massif comme un corps de femme à son neuvième mois, épais, impénétrable et chaud. Ses fleuves, posés sur lui comme des liens, l'encerclent. Ils déchirent de leur éclair lumineux ce bloc de chair.

Elle gémit, cette terre d'Afrique. Elle gémit. Elle tressaille comme un dormeur en cauchemar.

On danse. Quelques torches percent la nuit sans la repousser. L'énorme nuit est partout alentour du village, la nuit touffue d'exhlaisons. La dernière tornade a exaspéré les parfums de la terre. On suffoque dans une moiteur opaque où les danseurs luisants mirent les torches. Les danseurs... Ils se tordent en flammes obscures, ils tressautent comme un feu de brousse sous l'orage. Ils se tendent. Ils s'étirent. Ils sautent.

Le tam-tam baratte la nuit, il bat et résonne en bonds les danseurs. Il bat et des morceaux de nuit se ploient, se couchent, s'affalent. La chair de l'Afrique pantèle comme une femme en enfantement. La chair de l'Afrique enfante son âme.

Ils dansent, le blanc des nuages perce la nuit d'éclairs furtifs. Des mains vibrent sans corps. Ils dansent. Dans l'eau de la nuit algues mêlées que ploient d'étranges courants charnels. La danse se fait plus serrée. Ils tremblent et frémissent – ils écument.

Et la nuit a un goût de sang. Gorgée d'odeur elle appelle une communion plus violente que l'amour. La nuit a une saveur de mort. Les dieux ont parlé.

Nuit enceinte d'une âme de peur et de sang. Nuit enceinte d'une terreur énorme l'Afrique chaude comme un monceau d'entrailles, pantèle. Elle halète dans son angoisse.

Une femme crie. Son cri déchire la nuit. Il gagne de cime en cime. Et bientôt toute la nuit hurle. Elle mugit. Elle barrit. Elle beugle.

Des formes imprécises rampent dans les fourrés. Des ailes plucheuses et duveteuses des araignées palpitent. Des relents de musc empuantissent. Le cri a réveillé le jeunes endormis. Et battant leurs flancs de terreur toutes les panthères miaulent.

Les dieux ont parlé, les morts ont dit...

Hier c'était marché. Roulées dans leurs pagnes les femmes étalaient sur des feuilles de bananiers intensément vertes des pyramides rouges ou jaunes de palmistes ou de kola. Sous l'éclatante pourpre des flamboyants c'était une orgie de couleur que soulignaient d'un bariolage sombre et clair les taches mouvantes du soleil. Marchés de forêts, avec des piles de manioc. Marchés de savane, avec des quartiers de viande grouillant de mouches, ils sont dans la monotonie des jours africains comme un énorme éclat de rire. Enfin, après de jours et des jours de paysages uniquement vert, de la couleur. Enfin des voix qui fusent ou chantent.

Plus au nord les marchés sont tristes. En terre de Sahel on y vendait surtout des objets fatigués, mornes, sans vie. Je voudrais plutôt évoquer ce marché, au bord du fleuve Chari. Je ne suis pas sûr qu'on y ait rien vendu. Autour de quelques corbeilles de mil rares marchandises d'immenses hommes vêtus seulement d'un collier bleu demeuraient débout, appuyés sur la lance. Dans l'air de la plage, serrés, muets, mais secrètement frémissants d'être ainsi groupés à l'appel d'une mystérieuse théophanie.

Et sur les bords du Chari, dans ce silence serré que peuvent seules secréter des foules, l'Afrique encore enfantait son âme.

Les dieux parlaient, les morts, les dieux du sang et de la terre. Les morts, les grands ancêtres qui enfournent l'homme dans la matrice géante de la terre. Ah ! Qui le déchirera sur l'Afrique, le réseau serré de ses morts ? Qui la percera cette gangue charnelle des morts tyranniques ? Qui tuera la peur ?

La peur, depuis des siècles elle coule dans le sang africain. La peur des dieux, la peur des hommes qui volent les âmes, la peur des hommes qui tuent et des hommes qui raptent, la peur du blanc, la peur du noir, la peur du soleil qui tue, la peur de la pluie qui arrache le sol et l'emporte, la peur du fleuve qui hurle et coupe à vif la chair même de la forêt. La peur de la nuit surtout, la peur de la grande nuit pleine de morts que le tam-tam agglutine, plus serrés que les lianes dans la forêt, les aïeux obscurs et qui ne vivent que de nous. Les aïeux dont l'inassouvissement sème la perte et pourrit le mil.

Qu'un moment cesse la peur, elle rit, l'Afrique, elle danse non plus la danse du sang, mais la blanche danse du rire. Pourtant la peur est là tapie, et qui sait si mon âme n'est pas en train de dévorer son âme ? Qui sait où mon rêve m'a mené et quelle vie j'ai bue cette nuit ? Et la peur, comme une marée, monte, elle revient, elle regagne, elle inonde, elle submerge – et dans mon corps elle gémit, elle hurle, la peur. Les dieux ont parlé, les dieux ont dit.

Continent de chair et de peur, l'Afrique.