L'Afrique entre deux civilisations

 Aider l'Afrique à se faire soi-même

La loi-cadre et les institutions déjà décennales de la décolonisation française luttent contre ce danger. Mais cette défense suppose aussi un effort économique. Si l'Afrique, depuis dix ans, n'a pas été plus troublée par sa décolonisation, c'est qu'un effort parallèle d'investissements, sans précédent, l'a partiellement et progressivement tirée de sa colonisabilité. Libre à M. Cartier de sourire du fides – pour la joie des lecteurs de Paris-Match – en citant d'ailleurs des exemples dont exactement onze sur douze sont erronés. Le développement économique a été concomitant au progrès politique. Les institutions nouvelles sont nées dans un climat d'optimisme économique (même si les villes en ont trop exclusivement bénéficié) qui a contrecarré et compensé le trouble apporté dans les âmes. Quand même, la satisfaction du mieux-vivre règne partout.

Cet effort, il faut le poursuivre, n'en déplaise à M. Cartier, si nous voulons que les institutions de la loi-cadre n'apparaissent pas comme un leurre. Encore une fois, la décolonisation n'est simple que pour certains théologiens. Mais ce n'est pas assez : pour reprendre un mot de Balandier, il faut faire un New-Deal des émotions. Pour l'Africain, qui confond toujours rêve et réalité, on n'apporte rien si l'on n'apporte pas aussi du rêve. La loi-cadre et ses institutions ne doivent pas être présentées comme une fin en soi, mais comme une étape dans une marche exaltante.

Objectif que nous pouvons indiquer, mais qu'il appartient aux Africains de poursuivre. Nous parlions des investissements : sachons non pas aider les Africains, mais selon une expression très juste, les aider à s'aider. Dans ce New-Deal des émotions, non seulement il faut présenter un idéal dynamique, mais imprégner les Africains de l'assurance que cet idéal c'est eux-mêmes qui le réaliseront. Pour être autre chose que du verbalisme, cela suppose un changement de nos méthodes, peut-être plus révolutionnaire que la loi-cadre. M. Coste-Floret vient de déposer, avec la signature de plusieurs élus africains, une proposition de loi qui donne un assez bon exemple de la voie à suivre. Cette proposition demande la constitution d'un corps de techniciens spécialisés  pour la mise en valeur des pays sous-développés, où librement les territoires d'Afrique pourront puiser. Ce texte se situe sur la ligne qu'il faudrait suivre, mais il importerait de l'inclure dans une orchestration politique suffisante pour apporter aux Africains le coefficient de rêve dont ils ont plus besoin que de pain et de liberté. Si nous voulons, à l'heure de sa décolonisation, permettre à l'Afrique d'échapper à de nouvelles emprises, notre rôle de Français, et à mon sens le rôle de toute l'Europe (voilà qui donne sa vraie portée au Marché Commun) doit être de permettre à l'Afrique de se faire soi-même.