L'Afrique entre deux civilisations

Menaces intérieures et extérieures

L'édifice qui se construit est fragile. Il est menacé de l'intérieur et de l'extérieur – mais d'abord de l'intérieur. Un écrivain musulman, M. Malek Benabi, l'a écrit en substance dans son admirable Vocation de l'Islam : ce qui est grave, ce n'est pas la colonisation, c'est la colonisabilité, qui entraîne toujours la colonisation. Et c'est vrai. Un certain sous-développement appelle toujours la tutelle, et d'un mouvement si violent que Levi-Strauss lui trouve « quelque chose d'érotique »31. C'est le complexe de dépendance décrit par Mannoni, que je citerai une fois de plus. Un risque se présente pour l'Afrique : celui que, libérée de la colonisation européenne, elle se colonise elle-même. Elle deviendrait un immense Libéria.

La ligne de démarcation coloniale menace de se déplacer au lieu de s'abolir. Elle tend à passer, non plus entre Européens et Africains mais entre deux catégories d'africains : les « évolués » et la masse rurale. L'économie des pays pousse à un tel transfert. Le revenu national des Territoires français d'Outre-Mer a augmenté de 50 à 70% depuis dix ans, mais cette richesse reste dans le circuit fermé des villes. Elle pénètre peu la brousse, dont le niveau de vie n'a guère évolué. Pensez qu'aujourd'hui un chef de famille ouaddaï ne commercialise que mille francs CFA par an, dont la moitié est versée au fisc ! Cas limite, certes, mais la moyenne des revenus paysans est, pour l'AOF, de seize mille francs par an... Les bénéficiaires de la décolonisation sauront-ils se mettre au service de la masse, ou se substitueront-ils simplement aux anciens colonisateurs ? Le risque existe. C'est un très mauvais signe, sur le plan d'un civisme qu'il faudrait héroïque, qu'un grand nombre d'étudiants, dans certains territoires, restent en métropole après leurs études, au lieu de regagner leurs pays. Possédant cet héroïsme civique, ceux qui rentrent sauront-ils féconder l'énorme pâte africaine ?

L'élite syndicale, l'Action Catholique, certains milieux politiques ont compris ce risque et tentent d'y remédier. On peut donc espérer que l'Afrique échappera au danger. Mais elle en court un plus grave : celui de la colonisation extérieure de remplacement. On parle d'une emprise américaine, et des revues comme Esprit ou France-Forum en ont fourni des exemples probants. Je ne céderai pourtant pas au goût de la symétrie pour établir un parallèle avec le danger soviétique. En Afrique comme ailleurs, l'Américain bien tranquille de Graham Greene peut avec candeur mêler tous les jeux ! Il ne fera guère, comme ailleurs, que faciliter, par sa bonne volonté brouillonne, l'action de ceux-là même qu'il voudrait éliminer.

Le danger russe est plus grave, ne serait-ce que parce que l'URSS n'a rien de constructif à chercher. Elle ne tente même pas, dans une première phase, d'implanter le communisme. Pour la stratégie russe, il suffit de bouleverser l'équilibre précaire de l'Afrique pour tourner le monde occidental par ses arrières. La subversion pour elle-même est sa fin momentanée. Le communisme, dans une phase seconde, se heurtera à la civilisation africaine, qui lui est aussi étrangère qu'à l'Occident. Mais peu lui importe pour l'instant. Il lui suffit d'aviver les plaies de ce monde douloureux, d'accentuer malentendus et mécontentements pour couper l'évolution salvatrice que permet l'application de la loi-cadre. Le péril n'est pas illusoire. À peu près les deux tiers des étudiants africains à Paris sont convertis au communisme, et c'est ceux qui demain (je parle de ceux qui retournent) composeront les Conseils de gouvernement. Le communisme travaille surtout au Cameroun, où le trusteeship de l'ONU lui donne des facilités. Il use du moyen traditionnel des sociétés secrètes ou des associations coulées dans leur moule ; et l'on sait que le Cameroun, microcosme africain, tient tout le continent, dont il constitue la « plaque tournante ». L'URSS peut, dans son effort subversif, utiliser le relais de l'Islam oriental. Le vieil Islam animiste de l'Afrique cède sous la pression de cet Islam orthodoxe, d'autant plus facilement que celui-ci vient, géographiquement, par la voie de toutes les migrations de l'Histoire. Déjà quelques deux cent cinquante jeunes d'AOF étudient à l'Université El-Azhar du Caire. Celle-ci est moins, aujourd'hui, la citadelle de l'orthodoxie que le centre de formation des cadres communistes du Moyen-Orient. Par ces biais extérieurs, le monde nouveau qui se crée en Afrique est menacé32. Ne professant que le nationalisme, ne cherchant pour le moment qu'une subversion dont la stratégie russe tire profit, le communisme, en Afrique, s'infiltre surtout dans la naissante bourgeoisie. Ne soyons pas surpris de ce dernier trait : dans tous les pays du Moyen-Orient, déjà, le communisme est un phénomène bourgeois.


31 Lévi-Strauss : Tristes Tropiques, page 138. - Plon.

32 P. Alexandre : op. cit., page 27 à 29.