L'Afrique entre deux civilisations

Résurrection de la vieille Afrique

« Réchauffement » politique, déceptions, sans doute... Je crois que la loi-cadre reste pourtant bénéfique. Elle offre à l'Afrique toutes les possibilités. Par un exercice prolongé, elle est de nature à guérir le malaise de l'Afrique, mais dans l'immédiat elle permet à ce malaise de s'exprimer, si même elle ne l'accentue pas. La décolonisation n'est simple que pour les théologiens en chambre et les militants socialistes de Belleville. Nous avons vu que le drame de l'Afrique réside dans le heurt de deux civilisations et, par notre rencontre, dans l'effritement de la société traditionnelle. C'est un désarroi dans les âmes. Ce désarroi, la colonisation le masquait, et même, partiellement, l'empêchait. L'Africain avait pour ainsi dire reporté sur notre Administration ses besoins traditionnels. Selon son expression, « elle lui était père et mère ». Ses aspirations ancestrales, il finissait par les satisfaire grâce à elle. Or (même si c'est avec réticence) elle s'efface. Alors intervient ce phénomène décrit avec tant de profondeur par Mannoni à propos de Madagascar – mais qui est aussi réel en Afrique : l'autochtone éprouve un sentiment de frustration. C'est maintenant qu'elle se desserre qu'il ressent l'étreinte coloniale. C'est aujourd'hui qu'il constate la dépossession culturelle dont il a été la victime. Jamais la plainte du Noir esclave n'a atteint le pathétique de la plainte du Noir libéré. Dans l'île de Gorée, on visite le sombre ergastule d'où, par une poterne, le « bois d'ébène » était jeté dans les soutes des négriers. Il est vide, cet ergastule, mais c'est aujourd'hui que les gémissements morts percent à travers ses murs. Dépossédé par la colonisation, l'Africain l'est maintenant de la colonisation. Mal nécessaire comme la crise de puberté, mal que dix siècles de liberté ne nous préparent pas à comprendre ; mais très intime et très réelle souffrance...

Pourtant, si la décolonisation accentue cette souffrance, créant un étrange complexe de frustration, elle porte en soi son remède. À travers nos institutions parlementaires, à travers les institutions de la loi-cadre, nous voyons resurgir la vieille Afrique que le vernis colonial avait recouverte. De la décolonisation, l'Africain n'éprouve encore que le vide, mais ce vide est comblé par une nouvelle Afrique où s'allient la vieille Afrique et cet Occident qui l'a éveillée d'un sommeil plusieurs fois millénaire. Encore une fois, le vernis colonial éclaté, l'Afrique tribale remonte par les fissures. Tel est le secret des partis politiques africains, tout comme des joutes électorales.

À propos de N'Krumah, G. Balandier analyse ce que tend à être le parti africain. Je crois qu'on peut opérer la transposition du Ghana à l'Afrique française : « N'Krumah, organisateur génial, a compris que le parti politique ne pouvait pas conserver les caractères qui sont les siens dans les démocraties libérales. Il en a fait un cadre moderne enserrant les sociétés tribales afin de les unifier. Il l'a conçu comme un système social complet qui intervient non seulement au niveau des décisions administratives, mais aussi à l'intérieur des groupements spécialisés – depuis les syndicats, les coopératives, jusqu'aux associations de femmes et de jeunes – et qui règle le détail de la vie quotidienne. Le paysan noir a été préparé à cet engagement total qui peut se substituer à son ancienne allégeance clanique. Il ne conçoit d'adhésion efficace qu'exclusive et capable d'affecter l'ensemble de son comportement.  Toute la force de Kwane N'Krumah est d'avoir obtenu une telle conversion. »29 Tout cela pourrait être transposé en substituant, par exemple, au nom de M. N'Krumah celui de M. Houphouët-Boigny. Ajoutons que tout ce que M. Balandier dit du parti pourrait s'écrire du syndicat, l'un et l'autre étant destinés à fusionner dans une Afrique qui n'échappera pas à cette forme de totalitarisme. Et à travers le parti et le syndicat, c'est la société secrète, la société d'initiation qui ressuscite. Déjà au Cameroun, en pays bamiléké, des sociétés secrètes ont pris la forme syndicale30. Au Soudan, les partis politiques doivent composer avec la société d'initiation connue sous le nom de Kono. En Guinée ou en Côte d'Ivoire, le RDA utilise une association comparable, celle du Poro. En Oubangui, les sorciers et leurs associés constituent le vrai parti de l'ancien abbé Boganda.

Les structures traditionnelles se retrouvent dans le parti africain sur un autre point : ce parti tend toujours, au moins territoire par territoire, à devenir un parti unique, ce qui paraît d'ailleurs normal aux autochtones. « Pourquoi plusieurs chefs ? », vous diront-ils. Ils réclameront une certaine démocratie à l'intérieur du parti. Ils y introduiront ainsi l'ancien Conseil des notables. Si cette démocratie interne ne leur semble pas atteinte, ils protesteront. En Côte d'Ivoire, les Africains ont marqué leur mécontentement par de massives abstentions – non par hostilité au RDA mais à cause de l'absolutisme réel ou prétendu de M. Houphouët-Boigny au sein de son parti. On s'explique donc le caractère massif des résultats électoraux : le Sénégal adhérant en entier à la Convention de M. Senghor, l'Oubangui au parti de M. Boganda, la Côte d'Ivoire au RDA. Le parti devient une tribu de remplacement.

De même, les compétitions électorales vont ressusciter les anciennes luttes tribales. En Guinée, la rivalité (qui va jusqu'à la rixe sanglante) entre le RDA et les socialistes reproduit la vieille haine des Soussou et des autres peuplades. Au Moyen Congo, c'est une formation purement raciale qui porta l'abbé Fulbert à la mairie de Brazzaville. Raciale aussi, nous l'avons déjà dit, l'influence de l'ancien abbé Boganda sur l'Oubangui. La politique de la Haute-Volta est une vieille affaire entre les Bobo et les Mossi. Les adversaires de M. Senghor essaient de dresser contre lui les diverses races, au nom de la lutte contre « l'impérialisme Ouolof ». Au Soudan, les Dogons sont à la fois un parti et une peuplade.

Ainsi, la vieille Afrique se fraie un chemin à travers l'occident pour atteindre à un équilibre. Une expression politique originale peut en naître. À ce moment, la douloureuse décolonisation deviendra paix. Toute une civilisation peut en jaillir, si du moins rien ne vient l'avorter.


29 G. Balandier : op. cit., page 284.

30 Hubert Deschamps : op. cit., page 59.