L'Afrique entre deux civilisations

Dix ans de décolonisation africaines

La loi-cadre – que chacun loue ou vilipende sans la connaître – va-t-elle dénouer le drame de l'Afrique ? Accroissant les pouvoirs des Assemblées de territoire, créant sous le nom de Conseil de Gouvernement, des exécutifs locaux, « africanisant les cadres » et transmettant de nombreux services à la compétence exclusive des autochtones, elle est (et c'est sa valeur) une entreprise de décolonisation. Elle s'inscrit d'ailleurs dans la ligne d'une politique entreprise par les Constituantes. Voilà déjà dix ans que fonctionnent les Assemblées de territoire et les Grands Conseils, qui votent les budgets et les impôts, c'est-à-dire bénéficient de l'essentielle prérogative parlementaire. Voilà dix ans que participent à l'Assemblée Nationale, au Conseil de la République, à l'Assemblée de l'Union Française, des représentants de l'Afrique. Ceux-ci ont souvent détenu des portefeuilles ministériels. Un Code du Travail, sur bien des points plus avancé que celui de la métropole (et auquel reste attaché le nom de son rapporteur M. Joseph Dumas) est entré en vigueur. Il a satisfait chez les Africains, encore plus qu'une revendication sociale, une certaine mystique de l'égalité. M. Teitgen a créé des municipalités élues dans toutes les grandes villes d'Afrique. Pour employer une expression toute faite, l'Afrique s'est, depuis dix ans, décolonisée « à pas de géant ».

On en ressent les heureux effets. Dotés de responsabilités précises, les Africains sont confrontés avec la tâche malaisée de gouverner. Adieu, la facile démagogie sur le dos de l'Administration ! Voici toute notre Afrique absorbée par la recherche de directeurs de Cabinet pour ses ministres, par la création de sa propre Administration, par le recrutement du personnel, l'établissement des programmes de travaux, la répartition des dispensaires. Rien ne pouvait mieux contribuer à sa paix que ces responsabilités effectives. Les plus virulents leaders politiques ont d'abord à tâche d'obtenir des réussites concrètes.

D'autre part, en permettant aux Africains d'envoyer à Paris des représentants « à part entière », on a soudé la République. Voilà pourquoi M. Stevenson n'a jamais entendu parler de revendications contre la France. Le champ d'activité offert à d'indéniables hommes d'État comme M. Houphouët-Boigny ou M. Senghor est à leur envergure. On a accusé les Constituants d'avoir « commencé la maison par le toit » en faisant élire des députés avant même d'instituer des municipalités. M. P. Alexandre a raison d'écrire que cette apparente folie s'est révélée sagesse28. Aujourd'hui, alors que l'Afrique aborde un nouveau destin, elle nous vaut une véritable élite politique dont l'attachement à la France est prouvé.

Certes, toute cette œuvre comporte des bavures. M. Defferre, en lançant à grands fracas sa loi-cadre qui semblait tout permettre et tout promettre, a fait rêver les Africains. Les décrets d'application, patiemment limés, rognés, compliqués par les services de la rue Oudinot, furent très loin de leurs rêves. Le Parlement a beaucoup amélioré ces décrets. Mais ce débat même, bien qu'il leur ait montré une fois de plus leur efficacité dans nos Assemblées constitutionnelles, a donné l'impression aux parlementaires africains qu'ils arrachaient cette réforme des mains serrées du Gouvernement. Un certain sentiment de frustration en est résulté. De même, on a en fait abandonné aux Africains la totalité des services techniques. Par contre, rien n'est changé dans l'immédiat pour les fonctionnaires d'autorité. Or, les Africains étaient bien mieux à même, par leur tempérament, par leur formation, de prendre en main des fonctions d'autorité que des tâches techniques.

Sans compter que la position de nos administrateurs devient d'une pénible ambiguïté. Le poids même des hommes politiques africains les réduit au rôle de conseillers, mais de conseillers qui supportent ou sur qui on rejette la responsabilité de la décision. La France est engagée sur une voie qui suppose la reconversion de sa présence outre-mer et de ses méthodes. Nous y reviendrons.

« Et le congrès de Bamako ? » me dira-t-on. Certes, ce congrès a marqué un « réchauffement » de la politique africaine. Plusieurs de ses résolutions sont incendiaires. Remarquons pourtant qu'il conclut à la constitution d'une « Communauté franco-africaine », ce qui n'est pas refuser l'existence de liens politiques avec la France. Mais d'où vient ce réchauffement indéniable et brusque ?

Pour ma part, il signifie une « fuite en avant » de certains hommes politiques africains. Nous venons de le dire : ils ont dû affronter des difficultés concrètes. La plupart ont travaillé et réagissent. Non tous pourtant, soit que leur démagogie électorale antérieure provoque un hiatus entre leurs promesses et leurs réalisations, soit simplement qu'ils se montrent incapables dans des postes auxquels l'agitation politique ne peut tenir lieu de préparation. Mais ces cas sont relativement rares et le « réchauffement » vient de l'intrusion à la fois des jeunes et des syndicalistes dans les partis africains. De certains syndicalistes travaillés, fût-ce de loin, par le communisme ; mais plus encore des étudiants impatients de bousculer les aînés dont la rapide accession au pouvoir grise leurs successeurs éventuels. Snobisme de paraître « avancés » ; mais surtout contamination extrémiste dans la métropole. Nos universités deviennent des bouillons de culture. C'est à Paris, à Toulouse, à Bordeaux qu'on parle de créer un Parti Africain de l'Indépendance. Le territoire africain résiste, et le Congrès du Laïcat Missionnaire, à Rome, fut le témoin d'hostilités violentes entre étudiants noirs venus de la métropole et Africains du terroir.


28 « On a beaucoup critiqué, et injustement, l’œuvre législative de cette période. Le reproche le plus fréquemment formulé est d'avoir « commencé la maison par le toit » en permettant aux Africains de se donner des députés et des sénateurs, alors qu'ils n'élisaient pas encore de maires. Cette apparente folie s'est révélée sagesse : au lieu de limiter les élites politiques africaines au cadre étroit de Conseils municipaux, voire d'Assemblées de cercles ou de districts, on leur a offert d'emblée un champ d'expression à la mesure de leurs ambitions et, souvent, de leur capacité, alors qu'à les restreindre à la politique de clocher, on risquait de paralyser l'administration locale en multipliant les conflits, et de renforcer les tendances nationalistes locales en empêchant les élites d'accéder à une conscience vécue de l'unité de la République. » P. Alexandre : op. cit., page 18.