L'Afrique entre deux civilisations
Quand Prospero se retire
Les Européens sont peu nombreux en Afrique Noire, et la situation n'a aucun rapport avec celle de l'Algérie. Pourtant, leur attitude accentue le trouble. Quand le demi-occidentalisé arbore des lunettes noires et des complets lilas du boulevard Saint-Michel, il accomplit un effort touchant pour se rapprocher de notre civilisation et y prendre place. Mais cet effort même prête à un sourire que nous devrions savoir réprimer. Surtout, devant cet Africain, l'Europe paraît se dérober. J'en accuserai le frigidaire. Il a transformé la vie africaine ; désormais, l'Européenne, avec ses ongles rouges et ses prétentions, débarque à Conakry et s'installe à Bamako. Selon Mannoni, on devrait tracer la portrait de l'équivalent féminin de Prospero26. Même si elle n'incline pas au racisme, l'Européenne sépare son mari de l'Afrique. Autrefois, l'Européen vivait dans des conditions apparentes analogues à celle des Africains. Il habitait la paillote. Il s'intégrait au village ou au faubourg. Aujourd'hui, sa femme, d'instinct, n'a de cesse qu'elle ne l'en retranche. Son idéal est de transposer à Bamako la Brive-la-Gaillarde dont elle arrive et qu'elle croit parisianniser en l'ouvrant. Elle sécrète autour d'elle une société européenne fermée... et bornée. Au moment le plus tragique de son devenir, l'Afrique voit l'Europe se dérober27.
Repli dramatique. La pierre d'achoppement de la récente loi-cadre, c'est peut-être que les Européens, inquiets ou las, aient tendance à retourner dans la métropole.
Nationalisme, racisme, amour déçu de l'Occident, tout cela se traduit par un inexprimable sentiment d'attente. L'Africain attend. En cela, son attitude évoque celle de l'homme d'Algérie et de bien d'autres pays. Apocalypse ou Pentecôte, peu importe, ou presque, mais on attend. Ici, la pièce de Samuel Beckett résonne de façon angoissante. La moitié du monde attend Godot.
26 Mannoni : op. cit., page113.
27 « La configuration qui caractérise le Dakar actuel manifeste l'amenuisement des quartiens de peuplade mixte, la poussée, au-delà de la Médina, des lotissements où les Blancs s'isolent dans un cadre factice de banlieue exotique. » G Balandier : op. cit., page 196.