L'Afrique entre deux civilisations

Dimensions du nationalisme africain

Ce trouble, ce malaise, ce déracinement vont tout naturellement se traduire en termes de politique. On empruntera, comme ailleurs, les maîtres mots du nationalisme. Si étrange que cela puisse paraître, les frontières arbitraires, dont pas une n'a plus de cent ans, ont déterminé presque partout la conscience nationaliste.  « Agressive chez les élites, elle n'est pas moins consciente chez les gens de la brousse qui se soucient pourtant peu de politique. Libres à titre individuel ou familial de se sentir apparentés à des voisins de même race et de même langue, les frontaliers n'en ont pas moins conscience qu'ils appartiennent désormais à une entité supérieure – à laquelle sans exception ils tiennent »22.

Posons tout de suite les limites de ce nationalisme. Il ne se définit presque jamais par opposition à la France, sauf chez les étudiants dans la Métropole. Dans les dernières compétitions électorales, si certains candidats furent agressifs, ou demandèrent de profondes réformes, aucun ne récusa l'appartenance à la République. Ce n'est pas sans une certaine surprise que le leader démocrate américain, M. Stevenson, témoigne que jamais il n'entendit aucun Africain mettre cette appartenance en cause. Les nationalismes exotiques ne doivent surtout pas être comparés à nos vieux nationalismes d'Europe. Ils sont d'une tout autre essence, et, moins conscience d'une nationalité que révolte contre l'homme blanc et son orgueil – en Afrique Noire plus encore qu'ailleurs. Le nationalisme noir est surtout un racisme et je ne mets dans ce mot aucune acception péjorative, la conscience d'appartenir à une race ne me paraissant pas plus criminelle que la conscience d'appartenir à une nation. Nous voyons un agrégé de grammaire – au surplus l'un de nos principaux hommes politiques – M. Léopold Senghor, revendiquer sa « négritude » dans la post-face de son dernier recueil de poèmes, Éthiopiques. Négritude, le dyonisisme de l'Afrique, en opposition à l'appolinisme européen. On pourrait chicaner M. Senghor, car le vent dyonisiaque souffle en Europe. Les celtes ont « éclaté » les visages grecs au revers des monnaies gauloises. Phèdre est fille du soleil et frémit comme une bacchante. Mais M. Senghor n'en exprime pas moins l'un des sentiments de son peuple, et il le délivre d'un de ses innombrables complexes23. Aussi excessives que soient certaines prétentions d'Africains – allant jusqu'à revendiquer pour ce continent la paternité de toutes les cultures – elles sont revanche contre une longue humiliation.

Car, ainsi que le dit Balandier, les Noirs sont « encore plus sensibles à la dépossession culturelle qu'à la dépossession matérielle ». Les chefs politiques modernes ne peuvent ignorer cette « poussée lente et irrésistible, humble et féroce, vers une vie qui ne soit pas façonnée à notre convenance »24.

Les Européens crieront à l'ingratitude. Tout ce qu'ils ont apporté à l'Afrique est digne de respect et appréciable en soi : instruction, hygiène, aisance. Mais « un peuple qui n'aurait rien à désirer dans ces domaines pourrait pourtant être très malheureux si sa personnalité comporte des ruptures et des contradictions qu'il n'est pas capable de surmonter »25. Nous avons le secret de ce que les Africains appellent improprement leur nationalisme.


22 Actualités africaines, n°1, page 8.

23 « Il y a tellement de complexes chez les Noirs situés à notre contact qu'ils ne savent même plus par quels termes se désigner eux-mêmes, tant tel mot à peine choisi devient injurieux. Nègre ? Fi donc ! quoique  le terme soit très exactement celui qui, scientifiquement, pour les Mélano-Africains, convient. Noir ? Usé aussi, et parfois insultant. Indigène n'est pas moins proscrit. On se proclame « Africain », assez naïvement, puisqu'un Africain sur trois n'est pas nègre. Puis autochtone ? Mais l'inflation de tous les mots possibles est immédiate. » Jacques Richard-Mollard : « Propositions pour l'Afrique », dans Hommage..., page 369.

24 G. Balandier : op. cit. ,  page 248.

25 Mannoni : op. cit., page 128.