L'Afrique entre deux civilisations

L'Afrique s'ennuie

Mais le malaise dépasse les Treichville et les Poto-Poto où ils s'entassent. Il étreint toute la société. Et d'abord, selon un mot très profond d'un de nos ministres de la France d'outre-mer, M. Pierre-Henri Teitgen, dans un rapport officiel, « L'Afrique s'ennuie ». « Un homme de l'Occident, écrit Senghor, se représente difficilement la place qu'occupent les activités sociales et, parmi celles-ci, la littérature et l'art, dans le calendrier négro-africain »19. La vie sacralisée de l'Africain était une continuelle liturgie : semailles, moissons, mariages, circoncisions, sépultures marquaient l'année de leurs rires générateurs de joie. L'Africain s'y exprimait dans le rythme. C'en est fini. Certes, dans la brousse, on assiste encore à des danses, mais que, souvent, elles sont dégradées ! Privées d'âme, elles tournent au sordide et le masque se fait déguisement. Et en ville, plus rien que la monotonie quotidienne dans la recherche de la pitance, avec seulement la magie du cinéma que sans doute l'Africain transpose sur le registre de ses joies abolies ; mais y parvient-il vraiment ?20

L'alcoolisme sévit outre-mer : c'est qu'il est délivrance du mal de vivre. Il panse la plaie de ce combattant désarmé, livré sans la carapace coutumière à « la conscience malheureuse qui – selon Gide dans son Prométhée – est la lourde rançon du progrès ». La religion est quelquefois délivrance, non pas les grandes religions éprises de morale et ennemies des transes, mais les sectes aberrantes d'origine américaines ou nées du terroir. On en cite des aspects pittoresques. Ainsi, le prophète Aké, peu avant guerre, administrait la communion avec du Pernod 45. Le prophète Adaé, en Côte d'Ivoire, baptisait avec des parfums et prescrivait un décalogue dont nous respectons orthographe et style : « Tu n'esquanteras pas la plantation de ton prochain. Tu ne forceras pas une femme couché avec qu'elle ou sans la payer. » En Côte d'Ivoire, encore, notre ministre de la Santé, M. Houphouët-Boigny, eut la surprise d'être, mieux que César, divinisé de son vivant, ainsi que sa mère. Il rencontra des difficultés, parait-il, à se faire rayer du Panthéon21. Ne sourions pas de ce pittoresque, révélateur quand même d'un tourment. Mais pour l'Africain, une autre délivrance est la politique. Dans ses manifestations, nous allons retrouver toute l'âme africaine.


19 Léopold Senghor : op. cit., page 55.

20 « Cette société urbaine reste entièrement à bâtir. Elle a besoin de chefs nouveaux, de valeurs nouvelles, de liberté d'expression et de création. En attendant que se réalisent ces conditions, la ville noire demeure le lieu où nombre d'hommes se débattent dans la misère, la soumission à la dure loi du travail sans joie ou la futilité des illusions. Le tissu social reste trop distendu pour que le citadin y trouve cette chaleur humaine à laquelle son passé l'avait accoutumé. » G. Balandier, op. Cit., p. 215

21 Hubert Deschamps, op. cit., pages 117 à 119.