L'Afrique entre deux civilisations

Un heurt de civilisation

Ailleurs, la dérive des continents, embrassés les uns et les autres dans un monde désormais rétréci, engendre des heurts de nationalités. En Afrique, elle provoque un heurt de civilisations. M.P. Alexandre a raison : « Les erreurs et les échecs de cent ans de colonisation africaine, les conflits et les rancœurs qui ont en résulté tiennent bien plus à cette incompréhension réciproque de deux civilisations qu'aux « manœuvres perverses des colonialistes » ou à « l'ingratitude des sauvages »14. Deux mondes d'essence et d'éthique profondément différentes s'affrontent, et, dans la mesure où nous avons pénétré l'Afrique, jusque dans les mêmes hommes. En vain les buildings de Dakar nous font-ils illusion ; en vain nous masquent-ils la vieille brousse que, selon le mot de Balandier, « on retrouve en pointillé jusque dans les grandes villes »15. Tout au plus parvenons-nous à blesser l'Africain en méprisant sa vraie richesse16. En réalité, selon le mot d'un parlementaire africain à Marcel Griaule, « la coutume se cache, elle s'enfonce dans les pas des nouveaux venus, mais elle n'en est que plus vivante »17. Sous le vernis d'une assimilation, vraie pour quelques individus18,  mais fausse pour la Société, l'Afrique Noire se refuse. Heurt d'autant plus grave que, nous l'avons vu, la multiplicité des idiomes ne permet en Afrique qu'un enseignement en français. L'Afrique Noire aujourd'hui, c'est la « dispute » de Descartes et du féticheur.

Tout cela introduit un redoutable malaise : le malaise de tous les hybrides. N'en accusons pas la colonisation : la rencontre ne pouvait pas ne pas avoir lieu, et nous sommes très loin de la colonisation dans ses méfaits comme dans ses bienfaits. Ce malaise culmine dans celui qu'on a coutume d'appeler d'un mot odieux : « évolué ». Il culmine non seulement dans l'occidentalisé, professeur dans les lycées de la métropole, mais aussi et peut-être surtout dans les quarts d'occidentalisés qui encombrent les faubourgs des villes. Ils ont fui la société villageoise qui, perdant pour eux son sens profond, leur est devenue oppressive. Ils ont été attirés par le mirage des salaires illusoires ou par les facilités de la ville. Le visage privé d'expression par les lunettes noires, vêtus de défroques zazoues, coupés de leurs racines éthiques (mais n'ayant rien acquis de notre morale), séparés des ancêtres et sans espoir de descendance, ils pourrissent, et, sous la gouaille apache qu'ils nous ont empruntée, ils en souffrent.


14 P. Alexandre : « L'Afrique noire au bout du siècle », Revue militaire d'information, n°276, page 13.

15 G. Balandier : op. cit., page 52.

16 « Les Jeunes Africains parlent », Pensée française, n°3, page 29.

17 Marcel Griaule, op. cit.

18 Mannoni : Psychologie de la colonisation, page 129, Éditions du Seuil.