L'Afrique entre deux civilisations

Une maille du tissu social a cédé

Ce caractère a permis à cette Société Noire de se survivre à travers les siècles. Mais nous verrons qu'au contact de l'Occident il engendre une double faiblesse qui, derrière le faux-semblant des institutions modernes, marque elle aussi la politique africaine. Que ce tissu social se desserre, et le Noir se sent abandonné. En somme, contrairement à nous, il est moins soutenu par un squelette personnel que par une carapace sociale. Que celle-ci ploie et il fait ce que Mannoni, après Tempels, a appelé un complexe de dépendance. Il éprouve un sentiment de frustration. Il est privé d'une part de son être. En outre, dans un tissu social aussi serré, qu'une maille craque et tout le tissu se déchire.

Or, par la rencontre avec l'Occident, une maille du tissu social a cédé. J'ai paru peut-être m'éloigner de l'actualité ? Je crois au contraire que nous la rencontrons, mais dans sa profondeur. C'est seulement depuis un siècle que l'Afrique a été pénétrée, comme nous l'avons dit, par la côte, c'est-à-dire à rebours des courants antérieurs. Des idées nouvelles sont venues, non seulement différentes des traditions, mais opposées à elles. Celles-ci avaient résisté aux invasions antérieures venues de l'Est, musulmane notamment, qui en avaient modifié la superstructure, mais sans les atteindre dans leurs bases. Il n'en est plus de même. Tout est remis en question. M. Cardaire a exprimé ce choc sans précédent : « Le terroir, source et siège de tout, est déserté et il est, dans le même moment, envahi par des gens issus d'autres territoires voisins. La chefferie est remise en question et quelquefois bousculée par les participants eux-mêmes. Des regroupements administratifs font apparaître de nouveaux chefs qui, quelquefois n'eussent jamais dû l'être. D'autres enfin surgissent du mystérieux système électoral. La famille est dissociée par le besoin de faire face aux demandes de main-d’œuvre et d'impôts, et aussi pour soulager les besoins d'argent qui se précisent tous les jours à mesure que le niveau de vie s'élève. Les techniques elles-mêmes données comme le reste avec la révélation dans l'histoire rythmique, les techniques apparaissent désuètes, elles sont dépassées du jour au lendemain »9. Sous le heurt de l'Europe, les institutions se transforment. La propriété d'abord, mais dans un monde aussi serré tout s'en trouve ébranlé : « Dès que les chefs ont, par esprit de lucre, consenti des abandons de terrains à des étrangers, en outrepassant leurs droits, le pays est tombé dans l'anarchie en très peu de temps, chaque détenteur particulier s'avisant qu'il peut dès lors imiter le chef en abandonnant un terrain qui, en réalité, appartenait au groupe et dont il n'avait que la jouissance »10. la famille, cette base de toute la société africaine, allait la première en subir le contrecoup. L'économie monétaire a complètement changé le système de la dot. Celle-ci était un symbole, un peu comme la pièce échangée lors du mariage dans certaines régions catholiques d'Europe. Elle est devenue achat. Aussitôt, les riches ont accaparé les femmes nécessaires à la culture des plantations qu'ils avaient elles-mêmes accaparées11. Au besoin, ils tiraient un profit supplémentaire par la prostitution. Ces méfaits de la dot sont graves. Les jeunes ne se marient plus. Ils sont frustrés, non sur le plan sexuel, car cette société offre bien des commodités, mais dans leur désir fondamental et ancestral d'engendrer. Toute l'Afrique traditionnelle s'est trouvée perturbée, on le voit, jusqu'au fond de l'âme.

Jusqu'au fond de l'âme... Des millénaires de vie sacrale dans une société sacralisée avaient forgé l'âme africaine ; la voici livrée nue à l'invasion européenne, comme à un viol. Tout s'écroule. L'homme du rythme est abandonné à la « raison discursive »12. Il est comme arraché au Cosmos auquel il s'identifiait. Le rythme, ce rythme qui transforme la marche de l'Africain en une danse, est rompu13. Le rythme, il est ce qui règle l'accord de l'Africain au Cosmos, tout comme à la société serrée qui en dérive. Je me rappelle certaines croisières en pirogue sur les fleuves d'Afrique. Mes rameurs compliquaient leurs efforts de coups perdus dont ils faisaient sonner la coque de l'esquif. Vain labeur, me semblait-il... Non, communion aux forces du fleuve et de la terre, dilution de l'effort dans l'effort collectif. C'est donc jusque dans le sens de chaque geste familier que quelque chose est brisé.


9 M. Cardaire : op. cit., page 25.

10 Actualités d'Afrique Noire, n°1, page 5.

11 G. Balandier : Afrique ambiguë, page 28. - Plon.

12 Léopold Senghor : Les Lois de la culture négro-africaine. (Rapport au congrès des écrivains noirs, page 52) – Éditions Présence africaine.

13 J. Rouch : « La Danse », dans Le Monde Noir, page 219 – Éditions Présence africaine.