Notre malédiction de Babel

La Croix 18/2/1969

 

Souvent je regrette les objets typiques qu'au cours de mes voyages je n'ai pas achetés, par raison. Ce masque senoufo était trop lourd ! Ce siège malien, comment obtenir qu'on l'admette dans l'avion ? Certes, je surcharge mes poches, non pesées à l'embarquement. La faible franchise des bagages sur les lignes aériennes m'afflige d'autant plus que le prix des objets qui m'attirent me semble inversement proportionnel à leur poids et à leur volume. Pour m'en consoler, je pense à l'étrange bric-à-brac de mon appartement s'il abritait tout ce qui m'a tenté.

J'éprouve un regret particulièrement cuisant pour une statuette qu'en Abidjan j'ai cru devoir laisser à son vendeur. Elle représentait dans le style des effigies d'ancêtres baoulés, non pas une Africaine, mais une Européenne nue et coiffée, afin que nul ne s'y trompe, d'un casque colonial. Une Européenne, vous dis-je : elle était laquée de ce même rose absolu que les poupées de nos grands-mères. Européenne donc, mais dont toutes les formes étaient africaines : les hanches, les traits du visage, la poitrine.

Et si je regrette tant cette statue, c'est qu'elle m'apparut symbolique de la difficulté que nous éprouvons, entre hommes de civilisations différentes, non seulement à nous comprendre, mais à nous voir. À travers cette statue, j'ai senti combien fugitive et superficielle était la connaissance que les Africains avaient des Européens qui, pendant un siècle, avaient mené une carrière triomphaliste parmi eux.

En fait, comment les peuples d'Afrique et d'Asie nous voient-ils ? Lequel de nos traits ou de nos penchants les frappe le plus ?

D'abord dissipons une erreur dont nous nous flattons souvent. Notre supériorité technique ne les « épate » pas. Bien sûr, ils ont eu vent, et parfois dans des villages reculés, de nos découvertes et réalisations scientifiques. Ils le savent, que nous produisons des avions et des fusées. Mais ne croyez pas qu'ils nous en admirent. Au fond d'eux-mêmes, ils trouvent cela normal. Dans un univers, où selon leur conception tout est merveilleux, rien n'est miraculeux. Pour un musulman, notamment, dans un monde sans causes secondes, Dieu fait directement tout : un avion aussi bien qu'un chameau, ou un mouton. Quand aux Asiates, ils n'attachent pas beaucoup d'importance à des trouvailles qui pour eux ne sont guère qu'illusion dans l'illusion.

Je crois plutôt que les hommes des autres civilisations sont d'abord et avant tout étonnés de notre individualisme ou, plus précisément, par le fait que nous sommes tellement moins communautaires qu'eux. Des conséquences en découlent qui les choquent. Ce n'est pas chez nous que serait né le mythe indien de l'ascète désireux, après sa mort, de revenir sur terre pour engendrer des enfants, car dans l'au-delà il a rencontré ses ancêtres qui, faute d'une descendance, étaient condamnés pour l'éternité à demeurer la tête en bas. Nous n'éprouvons pas, comme dans d'autres civilisations, le sentiment draconien d'avoir à assurer la survie du clan. Plus détachés qu'eux de la communauté, nous paraissons à leurs peuples bien irrespectueux d'un pouvoir qu'ils sont toujours portés à diviniser. Nous échappons, en effet, à cette mystique orientale du pouvoir qui, par exemple, amène les Japonaises de Kyoto à stationner des heures devant le palais impérial afin d'obtenir le droit de le balayer. Ces peuples seraient également surpris de nous voir attacher beaucoup plus de prix qu'eux à l'amour et beaucoup moins à une amitié qui, au contraire, apparaît comme le ciment de leurs clans et les humanise. Les surprendrait également notre volonté de tout embrasser, comme si nous voulions élargir notre personne par la possession, alors qu'eux, surtout les Asiates, cherchent plutôt à utiliser au mieux ce que la vie leur apporte, et, là où nous nous appliquons à conquérir le monde, s'appliquent à conquérir une perfection toujours plus grande dans l'art de vivre. Ce dernier fait entraîne des conceptions différentes de la temporalité. Le temps n'existe vraiment que pour nous, qui nous projetons toujours au-delà de nous-mêmes, tandis que leur durée immobile s'apparente à l'éternité.

Toutefois, leurs élites qui viennent étudier en Occident, empruntent fatalement notre manière à nous d'être et de sentir. Au tour de ces élites qu'on ne les comprenne pas : drame qu'illustre la difficulté de Mme Gandhi à faire apprécier ses comportements politiques et surtout sociaux à ses concitoyens ; drame aussi des millénaires qui, en Afrique, séparent un fils sorti tout frais contestataire de nos universités, et son père, contemporain de l'Age de la pierre polie.

Certes, l'humanité s'unifie. Les heurts même que je viens d'évoquer en atteste, il n'en reste pas moins que l'unification morale de l'humanité épouse un rythme beaucoup plus lent que celui du rétrécissement – par suite des déplacements rapides – d'une planète où cohabitent aujourd'hui des civilisations d'essence différentes et même si opposées que les hommes ne parviennent pas à se voir, donc à s'aimer.