Pour le développement priorité rurale

La Croix 14/5/1969

L'Afrique, c'est d'abord ce village, sa ceinture d'acacias fleuris de jaune, la terre rouge entre les cases, les chèvres et les poulets à hautes pattes. L'Afrique, ce n'est plus aujourd'hui que le village : elle a fui les villes bourdonnantes de climatiseurs, puisque nous y avons importé jusqu'à notre froid ; elle a fui les faubourgs – le vrai tiers-monde – no man's land entre la tradition et le progrès où les enfants barbotent avec les porcs, où l'éthique tribale vidée de sens n'est plus que le prétexte pour haïr ses voisins, surtout s'ils semblent plus chanceux. Non, l'Afrique ce sont les douces soirées dans le village, les longues palabres devant un feu qui chasse mouts-mouts et moustiques, l'entassement dans la grande case et ses odeurs un peu fortes, la joie de perdre ses limites individuelles, englobé, fondu dans le clan.

Voilà pourquoi je crois que tout développement africain passe par le village. Mounier le disait déjà, en 1947 ou 1948 dans sa Lettre à un ami africain. La création d'industrie est nécessaire, mais tant que le village stagnera dans son isolement économique et social, les usines ne feront que plaquer sur les pourtours du continent noir un morceau d'Europe de plus. Elles aspireront vers les faubourgs les paysans fascinés, pour les muer en prolétaires, car jamais les usines n'embauchent les sous-employés des villes, considérés comme irrécupérables. Même si les gains sont appréciables, les cousins viennent, fût-ce de fort loin, pour en imposer le partage. Mais surtout les usines ne créent que fort peu d'emplois au capital investi, au mieux quelques centaines pour plusieurs milliards de francs CFA. Pour la même somme, que de barrages de retenue, que de périmètres irrigués feraient vivre des milliers de paysans !

Nos amis Africains se choquent parfois quand nous préconisons ainsi une priorité pour les investissements agricoles. Ils croient que nous voulons freiner l'industrie.  Ne comprennent-ils pas que celle-ci ne peut vivre qu'au prix d'une certaine prospérité des campagnes ? Sans un mieux-être rural, où trouvera-t-elle des acheteurs ? La compétition est telle, en effet, et les prix de revient africains si élevés que mieux vaut ne pas trop compter sur l'exportation. On se trompe souvent en en voyant dans le développement rural que son aspect vivrier. Sans doute, faire cesser la malnutrition et les carences serait déjà en soi un résultat appréciable. Mais l'enrichissement paysan entraînera aussi le progrès de tout ce qui gravite autour du monde rural. Il suscitera un renouveau de l'artisanat, en déclin depuis la pénétration européenne. Cet artisanat deviendra un réservoir de main-d’œuvre de bonne capacité manuelle et adaptable. Dans son essor, il suscitera des « entrepreneurs » au sens  que les économistes donnent à ce mot. Or, justement, le grand frein à l'industrialisation du tiers-monde est le manque d'entrepreneurs. Ceux qui, dans les villes, pourraient en jouer le rôle, ayant atteint leur niveau social uniquement grâce à des études abstraites et peu formatives du caractère, préfèrent les emplois garantis et considérés de fonctionnaires à la responsabilité de créer des richesses (un socialisme assez mal compris et mal défini contribue à les y porter et tient lieu d'alibi) ou bien encore recherchent les gains rapides et sans effort de l'usure.

Surtout, l'essor des campagnes peut seul restaurer l'équilibre de l'Afrique et transformer en pauvreté  (au sens noble du terme) son sous-développement. L'industrie a ajouté un nouveau traumatisme à ceux provoqués par la colonisation. Elle accentue l'acculturation d'un monde noir qui, parallèlement, ne connaît guère de notre civilisation occidentale que ses sous-produits. Elle achève de la couper de ses racines, tandis que dans la brousse l'animisme et les traditions se dégradent en magie et en bric-à-brac. Le village n'est plus qu'une réserve de misère où recruter les faubourgs. Or, l'enrichissement du village, conservatoire endormi de la coutume, permettrait que celle-ci se rénove.  À travers le mieux-être, elle peut retrouver sa valeur ancestrale et même en acquérir une nouvelle. La campagne ne sera plus un arrière-pays méprisé. Ses habitants restaureront leur qualité de citoyen. Dans un contexte d'aisance, une civilisation proprement africaine se développera qui ne sera pas un simple succédané de l'Occident (comme trop souvent la jeune littérature noire), mais une renaissance de la sagesse et de la poésie des pères. Les arts plastiques ne dégénéreront plus en un bazar de faux ébène et d'ivoire fossile aux formes stéréotypées, mais on retrouvera la statue d'ancêtres baoulée, le masque senoufo, voire même les bronzes d'Ife aux visages beaux comme des Kouros. Seule la prospérité villageoise guérira l'Afrique de copier l'Europe.

Car le pays aura été mis en défense contre les déformations de la civilisation industrielle. Alors, mais alors seulement, l'industrie se développera sans risque pour l'homme, sans migrations avilissantes. Alors, accordées aux campagnes au lieu de dresser devant elles un décor, les villes africaines deviendront enfin des cités.