L'Afrique des colonels

La Croix 1/2/1969

 

Avec l'éviction au Mali du président Modibo Keita, le nombre des gouvernements militaires établis en Afrique est passé à onze. Pendant ce même laps de temps, l'armée est intervenue dix-neuf fois dans la vie politique des États africains.

Nous voici donc loin du folklore un peu quarante-huitard qui s'épanouit avec   la proclamation des indépendances. Alors, on avait beaucoup chanté la démocratie en un langage cher aux écoles normales d'instituteurs où la plupart des gouvernants avaient été formés. Mais cette démocratie ne dura qu'un matin. À peu près partout s'établit le parti unique, dont les structures en principe répondaient mieux aux traditions africaines. Ce parti unique, à l'origine, n'excluait pas une certaine démocratie interne où, comme dans les anciennes réunions tribales, le militant de village pouvait exprimer sa pensée. Mais bientôt, le parti unique, au moins dans plusieurs pays, dégénéra en tyrannie entre les mains d'une oligarchie.

Certes, on usa et on abusa, dans le parti unique, des maîtres mots du socialisme. Mais, en fait, un pays légal de hauts fonctionnaires et de députés vécut à la surface de la nation, confisquant les postes à son profit et fort peu soucieux de légalité. À la limite, on pouvait parler d'une colonisation de l'Afrique par elle-même.

Contre ces abus, l'armée s'éleva, soucieuse, au début au moins, non de s'introduire dans la politique, mais de restaurer une légalité violée. Comme l'observe si justement la si remarquable revue le Mois en Afrique dans un numéro consacré à ces gouvernements militaires, jusqu'en 1965 les coups d’État fomentés par ceux-ci n'eurent d'autre fin que restaurer l'ordre légitime. Les officiers, formés dans les traditions de Saint-Cyr, ne souhaitaient pas gouverner, mais désiraient libérer le peuple de trop d'abus, conscients qu'ils étaient de la misère villageoise. En effet, grâce à leurs hommes,  à la différence des politiques, ils communiquaient avec la brousse.

Malheureusement leur exemple fut contagieux et surtout révéla combien faciles à renverser s'avéraient les gouvernements en place. Certains officiers, comprirent que le pouvoir était à la portée de leur ambition dans des pays où l'armée se révélait la seule force organisée. Si bien qu'aux coups d’État militaires restaurateurs de la légalité succédèrent, au moins dans plusieurs cas, les coups d’État de vulgaires usurpateurs, dans la lignée classique des pronunciamientos. Certes, nous généralisons et la réalité apparaît plus complexe. Nul ne s'empara jamais du gouvernement sans penser qu'il gèrerait la chose publique mieux que ses devanciers. Néanmoins, avec eux la conquête du pouvoir est devenue sa propre fin. Une grande partie de l'Afrique s'est placée dans le sillage institutionnel de l'Amérique latine.

À chaque fois que survient un de ces coups d’État avec un véritable automatisme, certains journalistes accusent l'étranger d'être à leur origine. On accuse en particulier les anciennes puissances coloniales. Mais comme le démontre la revue précitée, ces accusations ne sont pas fondées. En particulier, rien n'est moins vrai pour l'Afrique francophone. La France n'a certainement pas suscité au Togo l'insurrection qui renversa le président Grunitzky. Au Gabon, elle a au contraire soutenu le président Léon M'Ba contre son armée. Elle n'a certainement favorisé ni l'initiative du colonel Bokassa en RCA ni celui du colonel Lamizana en Haute-Volta.

On peut plutôt se demander si la dictature militaire n'est pas une conséquence presque fatale du sous-développement. Un trop grand décalage entre l'élite intellectuelle et la masse des niveaux de vie trop différents, une confusion entre luxe (voire dilapidation) et autorité, une disparité de culture qui n'est pas seulement quantitative mais d'essence, un appareil institutionnel moderne sans idéologie qui l'anime, l'absence totale de légitimité d'un pouvoir aux formes empruntées à l'extérieur font justement de la force la seule légitimité.

Mais de cette espèce de fatalité politique entraînée par le sous-développement, la cause principale apparaît la coupure entre une étroite caste gouvernante et le peuple. Dès lors, pour celui-ci, les luttes autour du pouvoir sont jeux de prince, dont il n'a cure. Jamais le peuple ne s'est manifesté au cours d'un de ces coups d’État. Il les a subis. Peu lui importe qui s'assied dans des Mercédès qu'il ne verra jamais passer que de loin. Seules l'entraînent à se manifester les oppositions tribales, héritées du temps où il n'avait pas rencontré l'occident. Quant à la vie politique moderne, elle se déroule en dehors de lui.

Certains gouvernements africains l'ont compris qui exigent de leurs fonctionnaires la connaissance des langues locales et leur imposent de fréquents stages dans les villages. Pourtant, le meilleur remède serait, pour ces élites mêmes, une éducation politique en profondeur. Il leur faudrait comprendre que le pouvoir n'a pas pour objet de les faire briller aux yeux éblouis de leur parentèle, mais de servir leur peuple. Un pouvoir ainsi compris ne tenterait plus certains lieutenants trop ambitieux.

Cette leçon ne vaut-elle pas aussi parfois pour les peuples qui se croient « développés » ?