Respecter la dignité de tous

La Croix 17/12/1968

 

1969 verra un événement d'une importance capitale dans l'histoire des relations entre l'Europe et l'Afrique : la Convention de Yaoundé (qui, en application de la partie IV du traité de Rome, associe la CEE à un certains nombre d’États africains) venant à expiration, on doit procéder à son renouvellement dont la négociation a commencé à Bruxelles. Rappelons que cette Association constitue la CEE et ces  États africains en zone de libre échange, en même temps qu'elle apporte à ceux-ci un certain nombre d'avantages (subventions, préférences tarifaires, débouchés privilégiés... etc). Mais elle comporte aussi une particularité : ces avantages ne sont pas unilatéraux. En contrepartie, en effet, les Africains accordent aux membres de la CEE – c'est la logique même de la zone de libre-échange -des préférences douanières que dans le jargon des chancelleries on a baptisé préférences « inverses ». Celles-ci, à coup sur, n'équilibrent pas, et de très loin, les privilèges dont jouissent les Africains. Mais elles confèrent à la Convention de Yaoundé un caractère moral de réciprocité qui la distingue des traditionnelles aides octroyées.

Dans les discussions qui préparent son renouvellement, bien des clauses de la Convention sont remises en question : le montant des subventions accordées par le Fonds européen de développement (le FED), leur modalité d'attribution, les préférences dont bénéficient les Africains tant pour les produits agricoles bruts que pour ceux ayant subi une première transformation. Mais c'est autour de ces préférences prétendues « inverses » que la discussion s'avère la plus vive et la Commission responsable semble depuis quelque temps rencontrer moins de fermeté à les défendre.

Pourquoi ce revirement ? Certes, on connaît depuis longtemps l'hostilité des Hollandais, non seulement contre ces préférences prétendues inverses, mais contre toute la Convention de Yaoundé. Les Pays-Bas sont dominés par la caste très traditionnelle de leurs commerçants qui craignent de perdre d'autres clients en établissant des liens trop étroits avec l'Afrique. Le même souci anime, en Allemagne,  les puissants négociants de Hambourg. Mais ce sont là vieilles oppositions. En réalité vient d'intervenir un fait nouveau qui explique les hésitations de la Commission de Bruxelles. Les États-Unis ont fait savoir qu'ils abandonneraient leur hostilité à la Convention si on annonçait l'abandon graduel des préférences prétendues « inverses ».

Les Américains ont donné un prétexte à leur démarche : à leur dire, si des liens trop étroits s'établissent entre l'Europe et l'Afrique selon un axe Nord-Sud, on pourrait redouter un affrontement ultérieur de cet espèce de bloc continental avec les autres continents ! Un tel prétexte relève plus de la science-fiction que d'une diplomatie réaliste. Pourtant il laisse percer la véritable crainte qui anime les États-Unis dans leur hostilité à la Convention de Yaoundé. Leur mobile réel tient à leurs rapports avec l'Amérique latine. Ils redoutent que les  États latino-américains ne se réclament de l'exemple donné par l'Europe pour exiger de leur puissant voisin du Nord des avantages substantiels.

En même temps, cette politique européenne éveille chez les Américains un sourd remord et, une fois de plus, on déchiffre le secret de leurs attitudes politiques dans un confus mélange de sentiments nobles et d'intérêts trop tangibles. Je ne voudrais pas paraître gagné aussi  par un anti-américanisme qui sévit trop facilement dans notre pays et que j'ai dénoncé ici même à un moment où il se manifestait avec le plus de virulence. Force m'est pourtant de constater ce qui me paraît la plus grande faiblesse des États-Unis : ce grand peuple n'est pas adulte, en ce sens qu'il ne parvient pas à s'accepter. André Gide a écrit : « C'est pour n'avoir consenti ni à la souffrance ni au péché que les États-Unis n'ont pas encore une âme. » En effet, dès qu'ils se sentent en faute, ils opèrent un transfert. Naguère, pour se libérer de leur double péché originel – le génocide des Indiens peau rouge et la question noire – ils se sont livrés à une débauche d'anticolonialisme passionnel. Aujourd'hui, ils battent sur la poitrine de la CEE la coulpe de leur dictature économique (avec soutien des pires tyrannies) sur l'Amérique latine.

Pour que cesse leur pression sur la CEE, il conviendrait donc qu'Européens et Africains les libèrent en quelque sorte de leurs obscurs scrupules moraux en leur faisant comprendre le vrai sens des préférences prétendues « inverses » : une réciprocité qui sauve l'honneur et la fierté des États associés. C'est pour cette raison de dignité que M. Jacques Rabamenanjara, témoin peu récusable que jadis nous avons condamné à mort, a déclaré que « les préférences « inverses » sont la pierre angulaire de la Convention ». C'est aussi pour cette raison de dignité que le président Modibo Keita, caution aussi sûre, même s'il vient d'être écarté du pouvoir, s'en est affirmé hautement partisan. L'un et l'autre ont compris que sans ces préférences « inverses », la Convention de Yaoundé perdrait son caractère d'édifice qu' Africains et Européens bâtissent ensemble pour se réduire au simple rôle d’œuvre de bienfaisance. Sans elles, la Convention ne serait plus que paternalisme et blesserait les peuples fiers.

Car dans l'histoire des relations entre Occidentaux et Africains, la Convention de Yaoundé a marqué une date : le jour où pour la première nous consentîmes à considérer non plus ceux-ci en objet, mais en sujet de droit. Enfin, nous les avons traités en adultes et avons accepté qu'ils soient donateurs au même titre que nous. Or, c'est cela qu'aujourd'hui on menace. Avec le débat sur les préférences « inverses », il s'agit une fois de plus de savoir si on veut ou non prendre les Africains pour ce qu'ils sont : des hommes à part entière.