Le colonialisme alibi

(Algérie)

La Croix 6-7/10/1968

 

« Colonialisme » ; « colonialisme » : ce mot n'est pas revenu moins de soixante-dix fois dans le discours inaugural du colonel Boumediène au « Sommet » africain. Quelques phrases peu agréables pour notre diplomatie ont en outre ponctué ce discours, telle l'invitation à M. Tsiranana de venir visiter la villa de la reine Ranavalo à Alger, ou celle adressée au docteur Zinsou de se rendre en pèlerinage à Blida, sur les lieux où Behanzin termina son existence. Peu importerait d'ailleurs, si ces invitations ne manifestaient pas avant tout combien, pour des raisons viticoles, se sont dégradés les rapports entre Paris et Alger. Mais mon propos n'est pas de m'attarder à cet aspect des choses, malgré tout secondaire. Bien plutôt, me tournant vers les auditeurs du colonel Boumediène, je voudrais leur faire sentir à quel point ce mot « colonialisme », répété à la façon monotone d'un glas, à bien réfléchir en est un.

Oui, le glas du développement. Pourquoi se retourner vers un passé qui comporta de graves injustices, qui compta d'innombrables exactions, mais dont le bilan n'apparaît pas totalement négatif ? Les récentes convulsions de certains pays d'Afrique, les tyrannies qui s'y implantent parfois en attestent. On se tromperait, mais non totalement, en affirmant que l'essor souvent remarquable qui, dans certains de ces pays, a suivi la décolonisation a été proportionnel à la durée de l'occupation, en particulier grâce aux règles administratives enseignées par les métropoles.

Pourquoi, dis-je, devrait-on se retourner vers ce passé, même si étaient toutes vraies les critiques dont on l'accable ? Je voudrais que mes amis africains mesurent ce que ce retour au passé exprime d'incertitudes sur soi-même. Après six ans d'indépendance, le colonel Boumediène semble éprouver le besoin de se  rassurer sur sa réalité. Ne comprennent-ils pas, mes amis africains, qu'on n'avance pas en regardant en arrière ? L'aventure de la femme de Lot, changée en statue de sel, se répète tout au long des siècles. Les Africains ne traceront jamais leur destin s'ils ne marchent pas exclusivement et résolument vers l'avenir.

Et puis ce rappel au passé colonial ou colonialiste prend trop souvent figure d'alibi. Quel excellent moyen de ne pas accomplir les efforts nécessaires ! Une explication est là, toute préfabriquée, pour masquer les défaillances ou les impérities. Procédé classique d'endormir une conscience nationale, mais combien dangereux quand cette conscience est à son orée ? Curieuse attitude d'ailleurs, quand on va jusqu'à tolérer et parfois excuser un génocide accompli pour défendre... les frontières du traité de Berlin.

Je blesse des amis, je le sais, en rappelant des vérités dures. Mais tous ceux qui à leurs côtés luttèrent contre le colonialisme les leur doivent. Les peuples d'Afrique, ceux du Maghreb et ceux du Sud du Sahara, possèdent une trop vraie grandeur pour qu'on ne s'irrite pas de les voir ainsi, non seulement déformer l'histoire qu'ensemble nous avons effacée, mais s'y arrêter au lieu de progresser. Où en serait la France si, malgré les victoires intervenues depuis, elle continuait à ressasser à elle-même les injustices du traité de Francfort ? Valéry reprochait à l'Histoire de faire rêver. Bien pis : ainsi entendue, elle paralyse.

Nous savons très mal en effet de quoi s'élabore exactement la conscience historique des peuples. Il n'existe guère pour le moment de psychologie de leurs profondeurs, à peine quelques essais comme l'admirable Tsarevitch immolé, d'Alain Besançon. Mais il est certainement dangereux de déposer dans leur « ça » collectif (pour employer le langage des psychanalystes), un amalgame de rancœurs et d'humiliations insurmontées. Les aigreurs préparent, jusque pour des temps éloignés, de mauvaises réactions à l'événement. Actuellement, simple alibi pour camoufler des erreurs de gestion, cet anticolonialisme obsessionnel peut marquer les peuples d'Afrique comme une mauvaise habitude de l'enfance compromet une destinée individuelle. Les pays d'Afrique noire, à qui je m'adresse surtout, émergent de leur durée immobile plus vierges que nous. Ils possèdent là pour l'humanité un trésor qu'ils n'ont pas le droit d'aliéner en rancune. Qu'ils méditent ce mot de James Joyce : « L'Histoire est un cauchemar dont j'essaie de me réveiller. »