Former des hommes

La Croix 29/2/1968

 

Il ne faut pas les appeler « Nègres », même si ce terme n'est pas plus offensant que celui de « Scandinave » appliqué à un Norvégien. On ose à peine les nommer « Noirs ». On les baptise « Africains », alors que d'autres peuples méritent autant qu'eux ce titre. Dans leur propre pays ils rejettent, malgré sa signification réelle, le mot d' « indigènes », et nous ont contraints, contre tous les dictionnaires, à utiliser à contresens le terme disgracieux d' « autochtones », pour ensuite le récuser. Étrange difficulté des Africains au sud du Sahara à tolérer tout vocable qui les exprime !

Ce tabou des mots ne m'apparaît pas seulement une innocente manie. Il témoigne de la difficulté qu'éprouve l'Africain contemporain à s'accepter soi-même. Il traduit une espèce de hantise : comme si les Africains avaient fini par croire justifié l'insupportable mépris du Blanc ! Cette difficulté à s'accepter soi-même n'est d'ailleurs pas propre aux Africains. Elle affecte tout le tiers-monde et partout engendre semblable tabou de mots. Un euphémisme comme l'expression « pays en voie de développement » en atteste, qui aboutit à des phrases aussi extravagantes que celle-ci, relevée dans un procès-verbal de l'ONU : « Certains pays en voie de développement souffrent de désinvestissement et leur niveau de vie décroît ».

Ne sourions pas. S'accepter soi-même pour un Africain, est tâche difficile dans un monde que nous, Européens, avons modelé à notre forme. Ce monde répond à nos normes à nous, il utilise nos concepts. Il vit dans notre temporalité. L'Africain (et sans soute tous les hommes du tiers-monde) souffrent de la contradiction entre leur être profond et cette espèce de « sur-moi » que notre civilisation leur impose. Certes, des jeunes de plus en plus nombreux, surtout parmi les étudiants, s'élèvent contre ce tabou des mots. Malheureusement, ils croient parfois résoudre le problème en l'éludant par une adoption pure et simple de l'Occident, fut-ce sous sa forme exaspérée : le marxisme. Ainsi résolvent-ils peut-être leur problème personnel, mais non celui de leur continent.

Pour celui-ci, leur solution représenterait le pire échec : une société d'occidentalisés incorporée à l'Europe, mais en divorce avec l'Afrique. Hélas ! le mal que j'évoque n'est pas théorique. J'ai vu trop d'intellectuels, même nationalistes, renier en fait le passé de leur peuple. Je pense à cette pièce, techniquement et littérairement excellente, qui ridiculisait la société traditionnelle au nom de je ne sais quel « modernisme ». Les étudiants trop nombreux qui ne retournent pas dans leur pays, ou ceux qui réfugiés dans les capitales ignorent la brousse, tracent l'image caricaturale d'une Afrique qui se détournerait d'elle-même.

Car la pierre d'achoppement, sur la voie d'un développement vrai, c'est-à-dire d'un épanouissement, demeure la formation des hommes et leur intégration, sans qu'on les ampute, dans le monde moderne. On peut convoquer des ONUDI44 à Athènes et de CNUCED45 à Delhi. On peut multiplier les subventions, et même, ce qui apparaît beaucoup plus opportun, soutenir les cours des produits tropicaux. Ce sera vain effort si on ne parvient pas à susciter des élites intégrées dans la masse. Elles auront pour tâche, entre autres, de trouver des formules de développement suffisamment inspirées par la tradition pour ne pas traumatiser cette masse. Mais elles devront surtout savoir être à la fois modernes et consciemment africaines. Elles renonceront aussi au verbalisme d'un nationalisme malsain, qui n'est souvent qu'un alibi aux devoirs négligés. N'apparaît-il pas paradoxal que, jusqu'à présent, on ait, au moins sur le plan international, consacré beaucoup plus d'efforts à la fertilisation des sols que, non pas à l'instruction, mais à la formation des hommes qui lui donnerait sa valeur.


44 Organisation des Nations Unies pour le Développement Industriel.

45 Commission de Nations Unies pour le commerce et le développement, qui tient actuellement ses assises à New Delhi.