Une Hellade noire

La Croix 2/1968

 

Qui donc a qualifié l'Inde : « une Grèce excessive » ? Élie Faure, je crois, ou peut-être Grousset. Quelle que soit mon admiration pour l'un et l'autre, je discuterai leur affirmation. La comparaison va trop loin. Le grouillement indien obéit à de lois, certes, mais sans parenté avec la géométrie qui préside au Parthénon. Un déséquilibre lyrique n'est pas un excès de l'équilibre. Jamais les dieux grecs n'auraient fait tournoyer, comme une roue de moulin, une douzaine de bras.

Tout n'est pas faux pourtant dans la locution que je me permets de critiquer. Car la Grèce, c'est d'abord (autant que l'Acropole et autant que Platon) le sang de la tragédie. C'est œdipe, les yeux crevés sur le parvis et qui hurle. C'est Iphigénie qu'on égorge et c'est Antigone pendue. C'est Delphes, avec les aigles qui planent, la roche nue qui tombe à pic sur le sanctuaire où gémit une pythie grisée de fumerolles. « Raison et sagesse », quelle dérision ! Raison et sagesse, la guerre des cités ? Raison et sagesse, ces malheureux qu'on engraissait aux frais de l’État pour, aux jours de calamités, les fustiger et les brûler ? Raison et sagesse, la première des théologies de l'absurde ?

Suis-je déformé ? La vraie Grèce (non celle des professeurs), je l'ai comprise en Afrique. Leur excès est de même qualité : le double excès du tribalisme et de l'animisme, sur la rive méditerranéenne et sur la rive sud du Sahara, les lois du clan sont les mêmes : elles engendrent les mêmes luttes fratricides. Mais surtout, sous la même sensualité naturaliste, s'exprime un sens identique d'un univers où tout est divin.

Seulement ces pensées, l'Afrique n'a pu les exprimer, faute d'une pierre favorable, qu'en des monuments éphémères. Ceux que nous connaissons traduisent néanmoins le même tragique au frémissement surmonté que la sculpture grecque. La statue d'ancêtre baoulé que j'ai devant moi sur ma table compose ses masses avec la sûreté d'un Kouros. La grande Case bamilékée m'est apparue, dans la pureté de son empennure de bambou, un Parthénon périssable.

Surtout, l'Afrique est une Grèce nouée dans sa croissance. Alors que la Grèce ciselée de caps et de golfes, s'ouvrait de tous ses ports – et par la cargaison de ses vaisseaux, par la présence de ses métèques, par les guerres Médiques elles-mêmes – à l'apport fécondant des influences étrangères, l'Afrique cernée par la barre de ses côtes, les courants migrateurs initiaux passés, s'enfermait repliée sur elle ? Sa culture privée d'apports s'y est endormie... Mais les influences sont venues depuis. Éveillée de son sommeil et dans le tumulte bizarre de ses révoltes de palais, elle mûrit une civilisation.

J'en vois un signe : comme jadis la Grèce à l'Orient dans leurs épousailles, l'Afrique apporte en dot à la rencontre de nos cultures sa pauvreté ; or, c'est la Grèce - si misérable que ce n'était pas esthétique mais indigence si on y vivait presque nu, - dont l’œuvre survit aux fastes médiques ou mésopotamiens. J'en vois aussi les prémices dans ce mariage obscur de l'animisme et de nos pensées, aux fruits parfois aberrants, mais où une culture proprement africaine vit, évolue et se développe.

Non pas Grèce excessive ou Grèce nouée, l'Afrique, mais une Hellade qui va naître.