L'Afrique restera-t-elle associée à l'Europe

La Croix 17/1/1968 ?

 

A un an et demi de son expiration, le renouvellement de la Convention de Yaoundé, qui associe l'Afrique noire francophone et Madagascar au Marché commun, paraît menacé. Nos partenaires européens n'avaient accepté de conclure cette Convention que sous la pression de la France. Après les barrières dressées devant l'admission de l'Angleterre, non seulement la France ne dispose plus du même poids moral qu'alors, mais les autres Européens (on le voit bien à propos de l'association éventuelle des États du Maghreb ou de l'Espagne) contrebattent systématiquement ses initiatives. Refuser le renouvellement de la Convention de Yaoundé peut, dans cet esprit,  leur sembler une mesure de rétorsion contre la politique française.

Paradoxalement, les États africains paraissent, eux aussi, n'apporter qu'un enthousiasme restreint au renouvellement de cette Convention (dès 1965, j'avais pu faire part ici même de leur désappointement). Les palinodies qui entourèrent sa négociation avaient déjà congénitalement discrédité l'association dans leur esprit. Elle porte la cicatrice défigurante de leurs blessures d'amour propre. Depuis sa conclusion, en outre, les difficultés économiques ont crû, alors qu'ils comptaient sur l'association pour les aplanir. En même temps, les circonstances de la vie internationale les ont rapprochés des autres pays du tiers-monde. Animés d'une certaine solidarité affective, ils ne voient plus que les principaux obstacles à leur développement seront sans doute posés par la concurrence asiatique. Par suite d'un certain sentimentalisme politique, voire même d'un snobisme, ils se sentent gênés de se trouver liés à des puissances industrielles, et les satellites de la Chine ont su, à la Conférence d'Alger, exacerber ce sentiment.

Malheureusement, on voit sans peine ce qu'ils perdraient à ne pas renouveler la Convention de Yaoundé. Je ne parle pas seulement de la perte économique immédiate, déjà grave. Même si, à juste titre, ils se sont sentis frustrés qu'on ne soutienne pas mieux les prix agricoles, ils bénéficient d'investissements importants : Qu'ils renoncent au FED, et ils mesureront ce qu'il leur apportait. Je veux parler d'une autre perte moins mesurable. Je viens en effet de participer à Athènes au colloque sur le développement industriel organisé par les Nations Unies. J'y ai mesuré, à travers les interventions des autres États du tiers-monde, le bénéfice que tire l'Afrique de sa proximité politique avec l'Europe. On sentait ces autres États démunis pour résoudre le moindre problème qu'un coup de téléphone rue Monsieur ou bien à Bruxelles permet aux ministres africains de régler. L'établissement d'un plan leur apparaissait tâche insurmontable. Privés de tradition administrative, leurs représentants se laissaient abattre  à l'idée d'organiser un service.  Sans doute n'ai-je jamais senti comme à travers leurs interventions combien sont inégales jusqu'au disparate les situations recouvertes par l'expression « pays en voie de développement ». Que l'Afrique prenne garde à ne pas s'enliser dans le reste du tiers-monde.

L'Europe perdra, elle également, si par sa faute l'Afrique se joint à la masse des peuples qui croient, contre toute évidence, que le développement des pays défavorisés suppose la ruine des puissances industrielles. La véritable perte sera d'ordre moral et spirituel. Son économie peut se passer de l'Afrique, débouché assez médiocre, mais son âme. Malgré le désarroi d'avoir trop brusquement rencontré le monde moderne, la civilisation africaine détient certains des maîtres-mots dont notre civilisation a besoin.  Les liens économiques, tels ceux établis par la Convention de Yaoundé, rapprochent les hommes, et par eux l'Afrique pouvait nous transmettre un peu de sa richesse affective et sa compréhension lyrique de l'Univers, afin que nous recevions d'elle ce surcroît d'âme que, selon Bergson, exige le temps où nous vivons. Tel est le double enjeu... et nous n'avons qu'un an pour gagner ou perdre.