Lettre à mes amis africains

La Croix 9/11/1967

 

Mes frères africains, tous ceux qui aiment votre Continent Noir se réjouiront avec vous du message que vous adresse Paul VI. Ce message reconnaît et consacre la dignité de vos cultures. Il souligne ce qu'elles apportent au monde. Et que ce message vous vienne au jour où les pays industriels réalisent une nouvelle conquête des espaces est prophétique.

Car je crains que beaucoup parmi vous, surtout les étudiants, ne se laissent séduire  et qu'ils ne voient dans ces réussites scientifiques, d'ailleurs admirables, le signe que serait vrai le matérialisme. Comme s'il n'apparaissait pas normal que des civilisations matérialistes induisent à des succès matériels ! L'Europe est coupable de votre méprise, qui au temps de la colonisation s'est imposée à vous par cette sorte de supériorité. Au lieu de vous révéler son âme et de rejoindre la nôtre, elle a présenté la supériorité matérielle comme le test de la valeur. Vous avez fini par le croire.

Qu'on ne se trompe  pas : ces découvertes spatiales, belles au surplus d'être le prix d'une ascèse, nous sont joie ; elles témoignent en faveur de l'homme. Oui, joie pour nous cette maîtrise de l'univers ! Joie aussi qu'une connaissance accrue nous permette de mieux l'assumer dans notre foi et mieux le drainer dans notre prière.

Qu'il serait triste, pourtant, cet univers s'il se réduisait à lui-même ! Parfois quand le soir je rentre vers Paris et que je vois se lever les « grands ensembles » avec leurs gratte-ciel comme les cristaux d'un énorme bloc de quartz, je frémis de pitié. Devant l'illusoire féérie de leurs feux (si nombreuses leurs constellations que la nuit s'engloutit dans un poudroiement de lumière), je tremble de tristesse pour les hommes qui, entre ces murs de ciment, se croient limités à eux-mêmes, cantonnés en eux-mêmes,  condamnés à ne jamais dépasser l'étroite gaine de leur corps, prisonniers dans un monde peut-être élargi, mais quand même pour y mourir.

Alors, frères africains, vous dont les pères ont si bien su, par toutes les vérités d'un animisme dont Paul VI nous rappelle la noblesse, que ce monde pourtant si beau n'est que le symbole du véritable univers, tenez-vous à voir dans la conquête des espaces le signe qui vous engage à devenir vous aussi  des prisonniers ? Cette conquête des espaces vous sera-t-elle non le signe du triomphe de l'homme sur la matière, mais finalement l'affirmation qu'il s'y réduit ? Écoutez plutôt le Pape vous rappeler votre grandeur : cette « vision spirituelle de la vie... selon laquelle tous les êtres et la nature visible elle-même sont tenus pour liés au monde de l'invisible et de l'esprit ». Et n'oubliez pas que ces prisonniers, dans leurs cités de ciment, tandis que les fusées trouent de leur stridence les silences qui effrayaient un Pascal, attendent de vous le « surcroît d'âme » qu'exige, sous peine de retour au néant, cette conquête des espaces.