Suite tunisienne

La Croix 1/121967

 

Je l'ai revue, la ville unique, modelée de neige et sertie d'ambre, Hammamet. Rouges, bleues, vertes au pied des remparts barbaresques. Et que d'azur sur les vergers d'agrumes que spiritualise l'élan des cyprès ! Que d'azur sur les jardins andalous quand étincèle les citronniers sur le jaune automnal des roses d'Inde !

El Djem, et son colisée surgit du désert : une coupe d'or pour des géants. Gabès : dattes murissantes en gerbes de feu sous les palmes. Les grenades allument leurs lampes rouges dans un feuillage aussi léger qu'une écume. Et chantent les oueds.

Encore plus vive joie, que retrouver les cafés maures ou boire le thé couché sur des nattes, et les souks avec leurs babouches multicolores imbriquées en écaille jusqu'à la voute comme la dépouille d'un fabuleux dragon, avec leurs djellabas aux tons de roses, avec leurs vases de Nabeul qui frisent exquisement le mauvais goût. Je reconnais ici, gentils et gouailleurs, les hommes des Mille et une nuits (cette Comédie musulmane, qu'en une nouvelle version française, très supérieure aux autres, René Khawan nous ressuscite en ce moment). Le porteur d'eau qui agite ses clochettes, le marchand de tapis qui sort pour nous le trésor de ses Kairouans feuille morte. Ils plaisantent, ou, demi somnolents, méditent en égrainant leur chapelet. L'odeur des jasmins enfilés à des herbes sèches, qu'on porte derrière l'oreille, se mêle à la senteur un peu vulgaire et trop sucrée de l'encens.

Ce monde n'est-il pas menacé ? Je redoute qu'à la place des échoppes ne surgissent des boutiques aux façades de faux marbre. Imposerons-nous à cet Orient notre esthétique pour cliniques ? Je tremble que disparaisse englouti dans l'usine ou dans l'atelier ce petit monde des artisans et du négoce. Non pas que je veuille cantonner la Tunisie à un folklore pour milliardaire, mais payer les usines et les barrages de la disparition de cette civilisation millénaire des citadins de l'islam serait payer un prix bien lourd.

Surtout si je sens ce que la Tunisie comme tous les peuples musulmans peuvent gagner à la rencontre de nos civilisations, je sens aussi ce qu'ils peuvent y perdre. Pour l'instant, je crains qu'ayant oublié beaucoup de leurs traditions, négligeant presque leur foi et ne connaissant de nous qu'une façade de bien matériels, ils n'aient plus perdu que gagné. À Kairouan, j'ai vu ricaner de jeunes Tunisiens parce qu'on levait au minaret de la Grande Mosquée l'étendard rouge de la prière : j'en ai eu mal. Mais n'est-ce pas notre vocation, à nous chrétiens du XXe siècle, d'aider cette civilisation à revivre, et même, sans complaisance syncrétiste, cette religion : qu'Ismaël, l'enfant du désert, continue de préfigurer le Christ qui vient !