L'alibi égyptien

La Croix 7/6/1967

 

Je souhaite la guerre. J'ai entendu ces mots à la télévision. Et l’Égyptien qui les proférait a insisté : « Je souhaite la guerre, même si elle entraîne un conflit généralisé ». La guerre, il l'a.

Son propos m'a fait mal et son propos m'a fait honte. Il m'a fait mal parce que ces mots étaient prononcés par un Égyptien et que j'aime l’Égypte. Je connais ce peuple imaginatif et patient. Je sais les valeurs qu'il apporte au monde, et je ne parle pas de l’Égypte des Pyramides  et de l'idéal retombé des morts, mais j'ai senti et même partagé la vie spirituelle d'un peuple plein de sève malgré sa misère et si gentil. J'évoque une mosquée de faubourg, délabrée, mais belle de faïences bleues ou cette église copte blottie sous le tulle ombreux des poivriers. Quelle joie ce m'était de côtoyer dans les ruelles un petit monde de Goha le simple et plus encore de ces Mille et Une Nuits qu'en ce moment René Khavam nous restitue dans leur vérité.

Pourtant, si j'ai mal, j'ai encore plus honte. Honte d'avoir entendu proférer, avec toute la publicité de la télévision, ce qui est à mes yeux un blasphème. Honte parce que je suis homme et que tout homme qui s'abaisse et s'ampute m'abaisse et m'ampute. Honte aussi dans ma fervente amitié pour les musulmans, quand j'en vois  - avec la proximité et le convainquant des reportages visuels – qui s'abandonnent sous mes yeux à la folie qui sème les bombes atomiques.

La cause égyptienne est-elle la plus mauvaise ? Je ne veux pas en traiter ici. Mais je sais que de tels propos, précédant les actes et leur donnant un triste relief, la compromettent. Sans doute doit-on faire la part du verbiage. Malheureusement, on ne peut traiter celui-ci avec indulgence quand, ainsi aujourd'hui, il est homicide. Je sais aussi que nous, États d'Occident, naguère nous avons cru à la guerre : reportons-nous au début de ce siècle. Mais alors, les Égyptiens ne sentent-ils pas « qu'ils datent », et les autres pays du tiers-monde, pour leur honneur à tous, ne peuvent-ils le leur faire comprendre ?

La véritable circonstance atténuante des Égyptiens réside ailleurs : dans le terrible désarroi du monde musulman. Monde de frustration et de désaveu : sa fureur contre Israël dépasse les Akaba et les Sinaï. Elle est révolte parce qu'Israël les incarne, contre les prestiges et les réussites de l'Occident. Elle est révolte contre l'humiliation séculaire d'une terre d'Islam démantelée. Peut-être apparaît-elle plus encore expression de la brisure intérieure d'un peuple de Dieu qui perd la foi : il projette sur ces Akaba et ces Sinaï la soif d'absolu de son âme. Subsiste néanmoins assez de l'Islam pour que sa sociologie et l'accent guerrier qui anime bien des sourates prêtent forme à la mystique désaffectée. Une certaine sociologie musulmane entoure de ces bandelettes la momie de ce qui n'est plus une vraie foi.

Sans doute aussi pourrait-on parler d'une crise de puberté civique. Ces peuples ont vécu dans le confort d'institutions révélées. Ils ont vécu dans la béate irresponsabilité d'une voie politique toute tracée par le Livre. Mais soudain les voici, dans un monde qui n'est plus celui des pasteurs nomades, dans un monde étranger à l'univers de Médine et de la Mecque, astreints à la responsabilité de soi-même. Ils n'y sont pas préparés. Ils ne connaissent pas les dimensions de cette voie nouvelle, ni son éthique ni ses impératifs : encore un désarroi.

Alors ils se fuient eux-mêmes, et la guerre est leur alibi.