La trêve du soir

La Croix 23/5/1967

 

Mon enfance fut bercée par les récits de la trêve du soir, où, me disait-on pour un bref instant autour des points d'eau, les animaux font la paix. Récits malheureusement excessifs. Je le constate ici, à Waza. Vienne le lion, les girafes fuient, de leur étrange galop emprunté, semble-t-il, au ralenti du cinéma. Leurs silhouettes triangulaires ne s'alignent plus au long de la piste comme les potences métalliques au quai d'un port. Les antilopes de toutes races ne se suivent plus en file au long du ciel.

Paix pourtant au bord de quelques mares de cette savane rase. Les oiseaux s'y sont rassemblés, des milliers d'oiseaux. J'ignore leur nom. Voici la démocratique pintade que méprisent, déambulant d'une manière gourmée, deux grues couronnées. Voici surtout des pélicans, si nombreux et si serrés qu'on croirait une nappe de neige. Leur blanc irradie, ce blanc que, tout ébloui, La Fontaine décrit dans Psyché, après avoir visité les volières royales. Bientôt pourtant, dans la lumière déclinante, ils se font roses comme le couchant.

C'est l'heure où les troupeaux d'éléphants convergent vers leur gagnage, ces boqueteaux assez maigres où leur gris suffit à les camoufler. Ils convergent de tout l'horizon, peut-être deux cents, par bandes de trente à quarante. Ils ponctuent d'îles couleur de granit et sculptées d'ombres géométriques l'étendue rousse et se déplacent tout d'une masse, épais, rupestres, monolithiques. Forêt de dolmens en marche, ils viennent moins de l'horizon que de la préhistoire, élémentaires comme des rocs.

En tête de chaque troupeau veille un solitaire, tel celui que j'ai rencontré face à face au cours de l'après-midi.  Une mare couverte d'herbes, étrangement vertes pour cette fin de saison sèche, heureusement nous séparait. Il y buvait, ou plutôt, de sa trompe il jouait avec l'eau, aspirant et recrachant en un grand ébrouement de gouttelettes. La draperie baroque de ses oreilles encadrait son front aveugle et buté. Me flaira-t-il ? Dédaigneux et lent, il s'en retourna vers ses refuges.

Le vent nous étant favorable, mon guide nous fit suivre le solitaire par les bois d'épineux, à cette époque écorchés et rouges. Nous avancions dans un gigantesque fond de corail. Même l'air, comme épaissi de reflets, était ocre et les flancs de la bête en brasillaient.

Mais maintenant l'obscurité s'approche. Dans le crépuscule trop bref, tout est paix. Une vapeur monte des points d'eau que gagnent les animaux rassurés. Les oiseaux se tassent sous leurs ailes. Au loin volète le flocon noir de quelques autruches. D'un village, à la limite de la Réserve, parvient cependant le bruit des hommes. Il n'effraie pas les animaux  qui se savent ici garantis. Oui, pour un instant, sur cette plaine, tout est paix.

Quand les hommes connaîtront-ils, eux aussi, la trêve du soir ?