Sur le tam-tam et le balafon

La Croix 10/5/1967

 

Loué soit Yahwé sur le tam-tam ! Loué soit Yahwé sur la harpe en peau d'antilope ! Je suis à Sambelina, dans la région cacaoyère du Cameroun, pour voir ces moniales dont on m'a parlé à Yaoundé : des moniales qui dansent en chantant des psaumes sur des airs traditionnels africains accompagnés de tambour et de balafon. Avouerai-je que ma curiosité se teinte de méfiance. Je redoute certaines innovations en liturgie. Telle est la rançon des nécessaires recherches de notre temps qu'elles se manifestent parfois en du mauvais goût.

Mais à Sambelina, aussitôt l'office commencé, je suis pris. La psalmodie sur thème africain est aussi pure que la psalmodie grégorienne. Qu'on la ponctue de balancements rejoint notre plus ancien passé.. les Hébreux balançaient aussi au chant des hymnes. Pourquoi, en effet, la prière n'entraînerait-elle pas tous notre être ? Il a dansé devant l'Arche, le roi David.

L’aumônier des moniales monte à l'autel. La chasuble qui l'enveloppe n'est point de forme gothique ou romaine : elle s'apparente au boubou. Ainsi est-elle africaine pleinement. En même temps, et voici en quoi le témoignage de Sambelina apparaît exemplaire, elle obéit aux plus anciennes traditions chrétiennes. Dans cette chapelle dédiée à Saint Damien, je pense au beau livre de Gérard de Champeaux et Dom Sébastien Sterck sur les symboles, car ce vêtement liturgique l'illustre. Autour du prêtre, figurant le Christ axe du monde, le boubou sacré, autant que les chasubles de modèle plus courant, suspend et déroule l'ampleur du cosmos, et, par-delà ce que je peux posséder de culture nègre, quelque chose de millénaire en moi a tressailli : valeur des signes qu'en notre temps de la psychologie des profondeurs et de structuralisme, au siècle de Bachelard et de Levi-Strauss, nous ne devrions pas, comme on fait parfois, oublier.

Mais quelle joie d'abord de participer à une prière africaine ! Ces chants animistes, ces pierres d'attente sont devenus oraison chrétienne. Tout Africain, j'oserai dire tout Noir (je pense aux soirs de ma jeunesse dans les marais de Louisiane, où les vieux chantaient encore en créole les chants d'esclaves), doit sentir à Sembelina qu'est sien l'universel Kyrie, qu'est sien l'universel Gloria enfin dit selon son esprit à lui. La danse rituelle des ancêtres, la voici devenue la vraie prière de vrais chrétiens. Encore plus que les liturgies éthiopiennes, elle appartient intimement au terroir d'Afrique. Elle émane de cette terre à qui, disent les sages du pays, les Pères dans le sommeil de leur tombe nous associent et qu'ils fécondent pour les moissons terrestres, mais aussi désormais pour l'ultime résurrection.

Car une certaine non-concordance entre la liturgie latine et l'affectivité africaine a joué certainement un rôle de frein à la conversion du continent noir. Bien belle notre liturgie latine, mais comme est beau un théorème ! Elle est prière de géomètres et de juristes. Notre messe basse réalise un chef-d’œuvre de concision : on ne peut exprimer plus en moins de mots et de gestes. Mais par là même elle ne peut satisfaire des peuples qui non seulement, selon la locution courante, « parlent avec leurs mains », mais avec tout le corps, au point que certaines tribus allument des feux aux palabres nocturnes, non pour se chauffer, mais parce que sans  lumière elles ne parviendraient pas à communiquer. Mieux qu'en Europe, on sent en Afrique ce qu'a d'excessif dans son absolu la distinction aristotélicienne de l'âme et du corps. Voilà qui donne toute sa valeur aux innovations si traditionnelles de Sambelina.

D'autres suivront. Déjà à Maroua, le dimanche précédent, j'ai vu tous les fidèles lever les mains pour les Oraisons, la Préface, le Pater, et j'ai senti à ce geste la participation se faire comme palpable. « Nous sommes peuples de la danse », dit Senghor. Pourquoi ne pas leur demander de parler à Dieu en ce langage ?