Service national et coopération

La Croix 4/1967

 

Par un souci d'économie, évidemment louable en soi, le gouvernement tend à remplacer nombre pour nombre par des jeunes du contingent les coopérants qui, depuis quelques huit ans, apportent leur aide à l'Afrique.

Qu'on s'en réjouisse, et pleinement, pour ces jeunes. Les candidats sont d'ailleurs nombreux, montrant que notre jeunesse garde le « sens du service » et qu'elle possède un certain goût, sinon de l'aventure, au moins de l'inédit. Elle saisit ce qu'a de formateur un séjour lointain. Elle s'exalte de créer de la richesse et d'aider le tiers-monde à sortir de son ornière. L'approche d'autres cultures l'enrichit intellectuellement. Est-ce médire des casernes ? Je me réjouis que les meilleurs de ces jeunes se voient offrir cette éventualité plutôt que l'ennui et le service militaire dans une armée dont ils sentent qu'elle n'est plus la vraie.

Mais leur action vaut-elle celle des anciens qu'on prétend évincer à leur profit ? J'ai entendu le secrétaire d’État, M. Charbonnel, l'affirmer lors d'un récent colloque. Il provoqua des réactions diverses dans l'assistance, et j'ai été frappé de voir que son propos ne recevait pas l'adhésion des ministres et des hauts fonctionnaires africains présents. Pour ma part, je ne pense pas qu'on doive montrer vis-à-vis des coopérants actuels la sévérité manifestée par le secrétaire d’État. Des méthodes sont à réviser, certes, mais je témoigne pour le dévouement de beaucoup d'hommes  et pour leur tact dans une situation ambigüe. Quoi qu'il en soit, si on les remplace par des jeunes du contingent, encore faut-il qu'on rende aptes ceux-ci.

Bien sûr, en tout premier lieu, la coopération ne doit pas être la « bonne planque ». A ce point de vue, on ne sera jamais trop vigilant ni trop sévère. Il faut aussi préparer vraiment bien ces jeunes. Leur apprend-on assez ce qu'est cette Afrique où on les envoie ? Quelques exposés disparates avant le départ y suffisent-ils ? S'ils travaillent avec les ruraux ne risquent-ils pas de manifester de maladroites impatiences ? Même les enseignants du secondaire savent-ils que les mots ne s'inscrivent pas exactement dans le même champ sémantique et que leurs élèves, dangereusement dociles, traduisent à leur façon l'enseignement ? À ces jeunes, apprend-on le plus nécessaire, c'est-à-dire à aimer l'Afrique, avec ses tares et ses insuffisances, mais aussi des grandeurs que, vu leur âge et donc faute de culture, ils ne sauront pas découvrir seuls ? Comme leurs devanciers (car c'est une lacune que la coopération a hérité de l'administration coloniale dans ce quel avait pourtant de meilleur) vont-ils bousculer l'âme africaine par une discipline du raisonnement occidental trop brusquement appliquée ? Sauront-ils respecter les ressorts de l'âme africaine, si délicats à discerner ?

Je souhaiterais aussi qu'on tint un peu moins exclusivement compte du caractère prestigieux de l'école dont ces jeunes sont diplômés et davantage des qualités humaines qu'ils ont montrées. Dans ces besognes, avoir été chef de troupe scoute est qualification plus sûre que Polytechnique. Pour l'examen des dossiers, il faudrait tenir un compte encore plus grand qu'à présent des « engagements » antérieurs, car seuls ils révèlent l'indispensable générosité et le caractère. Les premières qualités du coopérant sont le don et la volonté.

Se pose aussi une question de durée de service. Le remplacement nombre pour nombre, même si on souscrit aux jugements de M. Charbonnel, représente une amputation quand les jeunes n'accomplissent qu'un an et demi de service, voire même s'ils en accomplissent deux ans. Pendant un an, la plupart d'entre eux s'avèrent inefficaces.  Ils peuvent même se révéler comme des freins, car on perd du temps à les former. On doit donc prévoir pour eux un séjour plus long, à condition bien entendu qu'on les rémunère mieux. Par rapport à leurs devanciers un bien leur manque, en effet, par définition : l'expérience. La durée du service peut au surplus constituer un moyen de sélection.

Alors, si ces conditions sont remplies, le service national aura vraiment atteint sa fin. Il demeurera pour les jeunes français un merveilleux apprentissage. En outre, ils n'apporteront pas seulement à l'Afrique la fraicheur d'âme de leurs vingt ans (et ils dispensent là déjà une richesse inestimable), mais certaines des valeurs de la maturité. Est-ce vraiment trop demander ?