Afrique, prends garde de perdre ton âme

La Croix 4/1967

 

Rentré en France, mon cher Paul, je voudrais te rappeler nos conversations au bord du fleuve dans ton pays Sara. T'en souviens-tu ? Le paysage autour de nous vivait de toute la faune de ton pays. Des oiseaux verts, des oiseaux rouges striaient de traits de feu le jour déclinant. Sur la rive, des grues d'ébène crêtes d'or se pavanaient, et, malgré le sérieux de nos propos, nous guettions un hippopotame qui, de temps à autres, dressait sa face hilare au-dessus des eaux. Comme je venais de la monochromie opaque et muette de la forêt, ce monde animal me ravissait.

Tu me disais cette espèce de crainte que t'inspire notre civilisation européenne. Tu redoutais d'en subir l'influence et qu'elle altère ta personnalité africaine.  J'y ai souvent repensé depuis et d'autant plus que tu osais m'exprimer ce que pensent beaucoup de tes amis. Vois-tu, je comprends que tu veuilles préserver cette personnalité et d'autant plus que tu sais combien je l'aime. Tu m'as vu avec les vieux du terroir, peut-être plus près d'eux que toi. Mais justement je peux te dire combien ta crainte est vaine. André Gide l'a écrit dans une de ses meilleures pages : on ne doit jamais redouter une influence, car elle n'est pas un élément extérieur qui s'introduit en nous au prix d'amputations, mais au contraire quelque chose comme un ferment. Seules les natures riches la subissent, car elles seules en sont capables. Loin d'amputer, elle dégage ce que nous portons en nous. Or, l'Afrique possède une nature assez riche pour bénéficier des influences.

Ta crainte provient aussi de ce que tu n'as pas assez conscience de cette richesse africaine car, garçon des villes, tu connais mal les paysans de ton pays et leur sagesse. Tu ignores donc ce que la rencontre de l'Europe « révélera » de l'Afrique (il faut prendre ce mot « révéler » comme en photographie). Tu devrais pourtant savoir que la culture africaine peut résister à bien des assauts. J'en donne pour témoin la survivance des traditions africaines dans les sociétés de « Nègres Marrons » de Guyane. Ces mêmes fugitifs, tapis dans les faubourgs, ont sauvegardé, malgré la vigilance des Blancs, la spiritualité de chez vous.  La philosophie bantoue s'épanouit en Louisiane, et vos cultes se maintiennent dans un Vaudou Haïtien qui mérite mieux que le snobisme dont on l'entoure. Vois-tu, ce que je redoute le plus, c'est votre complexe d'infériorité : c'est lui qui, dans les Amériques, a recouvert d'une gangue de syncrétisme vos plus authentiques traditions religieuses.

Votre hantise, à tes amis et à toi, de ne pas subir d'influences. Me semble pernicieuse. Vous êtes obligés, tu l'admets, de nous emprunter des techniques où tu cantonnes notre mérite. Or ce sont justement ces techniques qui peuvent amputer votre personnalité si vous les retranchez de la spiritualité qui les a fait naître. Elles sont l'aboutissement d'une longue aventure spirituelle qui leur donne un visage de prière. Ce qui est beau, ce n'est pas de projeter une fusée vers la lune, mais la masse des renoncements et des ascèses qui en ont accumulé le pouvoir. Si tu réduis la technique à elle-même, sans rien vouloir, peur d'influences, connaître de ce qui l'a suscitée et en connaître quelque chose comme le principe vital, alors redoute que cette technique te « chosifie ». Alors redoute de devenir la simple machine à la consommer.

Vois-tu, Paul, parce que j'aime l'Afrique d'un amour charnel, je plaide pour son âme. Sois le messager des influences qui la « révéleront ». Sache contre l'assaut des choses la fertiliser par la culture spirituelle qui les a créées.