Babel en Afrique

La Croix 15/2/1967

 

Nous posons toujours le problème du développement en termes trop logiques. Nous voyons bien que ses données sont complexes, voire contradictoires, mais nous comprenons mal que ne puisse être trouvée une solution immédiate. Or, justement, la multiplicité des impasses constitue un aspect essentiel du sous-développement. Les pays du tiers-monde demeurent comme ligotés d'une série de nœuds pour le moment intranchables. Je dis bien « pour le moment », car avec le temps – cette donnée supplémentaire que nous autres Européens oublions toujours – les situations évolueront.

De ces impasses souvent étroites, je donnerai un exemple : le langage en Afrique noire. Comment ne pas voir le bénéfice, pour ce continent, qu'on y parle une langue européenne, donc à portée universelle. Celle-ci représente la porte ouverte sur le progrès. Elle réveille les civilisations endormies et les féconde d'apports nouveaux. Sans elle, le mieux économique s'avère impossible. Sans elle, on demeure écarté des routes de l'esprit, et d'autant plus qu'aucune des langues africaines ne peut prétendre à un rôle œcuménique. On en compte, en effet, 700 dont 65 pour la seule Côte-d'Ivoire. Quant à créer de toutes pièces une langue vernaculaire à partir de parler locaux, un Sénégalais, M. Alassane Daw, remarque fort justement que le temps qu'on la constitue et qu'on la répande représente pour l'évolution africaine une redoutable prise de retard.

Cependant, si justes que soient ces considérations, elles n'infirment pas le fait que la diffusion des langues européennes engendre des difficultés sociales et des troubles psychologiques.

Cette diffusion, en effet, est en passe de créer des classes infranchissables comme des castes. Le paysan, qui ne sait que son dialecte natal, est frustré de toute promotion sociale. Seule la minorité – infime - qui parle français ou anglais peut aspirer aux postes supérieurs. Elle se constitue en aristocratie presque étrangère, très souvent à rebours (circonstance aggravante) des hiérarchies sociales traditionnelles. Le chef se méfiait de l'école. Il avait peur qu'elle envoûte ses fils. Il a envoyé les enfants de ses « esclaves de case », et ce sont à présent ceux-ci qui gouvernent. C'est dire l'amertume des fils de chef, trop souvent imbus d'une supériorité sociale compliquée d'un sentiment de supériorité raciale, mais condamnés à la stagnation des campagnes ou la misère des faubourgs. S'il existe un ferment de révolte en Afrique, il réside en eux.  Ne constitue-t-il pas, d'ailleurs, la racine profonde des difficultés que rencontre le Nigeria ?

Les demi ou quart d'occidentalisés qui encombrent les abords des villes et parfois la place des villages subissent d'autre façon, mais peut-être plus gravement encore que les paysans, le contrecoup de la dualité linguistique. Déjà, ayant perdu l'éthique tribale sans acquérir notre morale, ils « flottent » aux confins imprécis  de deux univers spirituels. Or, le conflit des langages ébranle, en outre, la structure psychologique de ces hommes. Ne soyons donc pas surpris que progresse l'alcoolisme, dérivatif à l'angoisse.

Car la langue n'est pas une sorte de phénomène isolé. Elle apparaît liée à un système de logique : celui des langues africaines est autre que le nôtre. Leur richesse substantive a surpris tous les ethnologues. Le cheval ne porte pas le même nom suivant qu'il marche, qu'il trotte, qu'il pâture. Ainsi le substantif traduit non seulement l'objet, mais son action. L'Africain traditionnel nomme les idées plutôt qu'il ne les exprime. La parole ne constitue pas non plus pour lui, comme il en est pour nous, le moyen de communication par excellence. Elle s'inclut comme élément dans un ensemble de modes d'expression (eux-mêmes induits par une conception du monde), tel le tam-tam qui n'est pas un morse mais un langage tonal, procédé de communication avec les ancêtres et avec l'univers. Le tam-tam, mais aussi bien d'autres voies aussi : selon Griaule, « tout un symbolisme cosmique consigne la pensée nègre, non par d'innombrables signes éphémères, mais un matériel mobile et fixe... la voûte céleste, les rites, les techniques ». Le monde animiste constitue un vocabulaire multiplié. Tout y est, en quelque sorte, idéogramme.

Un tel monde et sa représentation apparaissent inconciliables avec notre système de raison discursive. Quel danger, dès lors, pour tous ceux que la vie arrête « au milieu du gué », déjà détachés de ce monde du rythme où leur enfance fut « dansée » sur le dos des pileuses de mil, mais non adaptés au monde abstrait de l'administration et de la technique. La divergence des modes d'expression porte ce hiatus au centre même de leur personne. Que de dédoublements de la personnalité simplement pour survivre.

Une solution ? Seul le temps permettra de la trouver. Dire comment n'est pas de notre ressort, mais de celui des Africains. Eux seuls, parce qu'ils appartiennent encore (même les plus occidentalisés), par bien des fibres de leur être, au monde du rythme et de la danse, peuvent déterminer le moyen de concilier des contradictions dans les principes de leur être.  Ils ne sortiront des impasses qui freinent leur développement qu'en enfantant à coups de patience, d'effort, mais aussi d'amour une civilisation neuve. Nul ne peut, dans cette besogne, se substituer à eux. À peine nous est-il permis de relever en passant les signes avant-coureurs, minces fils d'Ariane, de cette future civilisation. Milley, je crois, rapporte le mot d'écoliers camerounais appelant leur tableau noir : « la planche par laquelle on communique avec les ancêtres ». Ces enfants conféraient ainsi à l'écriture, moyen occidental d'expression, l'efficacité spirituelle de l'animisme. Ils opéraient inconsciemment une synthèse entre deux mondes.