Suite bénédictine

La Croix 11-12/12/1966

 

Une fois encore, mon périple africain est jalonné d'étapes bénédictines. Le monachisme s'est répandu, que j'ai tant souhaité jadis. Des monastères d'hommes et de femmes se sont dressés sur le vieux continent sacral et communautaire, à qui la vie bénédictine – communautaire et sacrale elle aussi – est apparue prédestinée.

Si l'animisme de l'Afrique fut indéniable précurseur du christianisme (je songe au chant funèbre des pygmées et plus encore à cet hymne des Denkas où Dieu est appelé « Celui-qui-aime-l'homme »), la rencontre de notre civilisation moderne lui est fatale. Elle le corrompt en superstition ou sorcellerie. L'âme africaine, la plus naturellement religieuse du monde, engendre, frustrée, des sectes aberrantes. L'appel de Dieu se fait trépidante folie. Et c'est parce que quelque chose de proprement spirituel se dégrade, que s'impose, à travers la vie contemplative de quelques hommes et de quelques femmes, une réorientation.

Ainsi Keur-Moussa, aux environs de Dakar, s'est révélé à moi le buisson ardent où l'Afrique se purifie. Buisson ardent ? L'image en surgit en cette chapelle où une fresque de pourpre et d'ébène se déverse le long du mur comme une immense bougainvillée. D'ores et déjà, les intellectuels de Dakar peuvent s'y rafraîchir l'âme en attendant que cette structure d'accueil bénéficie de leurs vocations. La perfection liturgique de Solesme s'est mise au service de l'Afrique. Dans le chœur, les tam-tam et les cloches jumelés témoignent des recherches érudites des moines au service de leur pays d'adoption.

Et puis, j'ai retrouvé mon cher prieuré de Bouaké, vraiment enraciné au Continent Noir. Il colle à sa terre de toutes les radicelles de ses cloîtres, plante courante marcottée depuis sa chapelle. Et cette chapelle, n'est-elle pas déjà la transfiguration de la civilisation baoulée, exaltant de son empennure de bois l'antique case à palabre, tandis qu'au plus secret du chœur une Vierge noire substituée à l'idole répond à l'attente dont celle-ci était l'expression ?

C'est à Bouaké que j'ai compris la prédestination des valeurs bénédictines à l'Afrique. Au réfectoire, selon la coutume, on a lu un chapitre de la Règle. La proximité entre le premier monachisme occidental et celui que réclame l'Afrique y éclate, un monachisme assez humble dans un retour à la lettre de la Règle qu'impose la civilisation environnante : on y vit du travail de ses mains, quelques prêtres seulement pour le service de leurs frères. Saint Benoît avait-il souhaité autre chose ? Ce prieuré fait comprendre aussi l'œcuménisme des valeurs bibliques. Dans la Côte-d'Ivoire qui nous entoure, on doit déplorer que se perde le trésor de la sagesse villageoise, condensée en proverbes et en contes. Mais l'Ancien Testament, repris au long des jours par la liturgie, le ressuscite : même pensée concrète qui use plus d'images que de concepts. Ici, l’Écriture est perceptible immédiatement, sans nos ratiocinations et nos exégèses, parce que la vie est biblique. L'Ancien Testament a l'âge même du Continent Noir, à la fois millénaire et si jeune.

Midi : le règne du feu. Un soleil dévorant ronge la savane. Il la ternit. Elle s'étend grise sous le ciel gris. La latérite ne rougeoie plus entre les épineux qui la strie. La terre entière aspire au soir... Il vient. Au sortir de vigiles, la pleine lune se répand. La tendresse de l'Alma Redemptoris Mater s'est déversée sur cette terre qu'abrite de sa douceur un ciel de nuages laiteux. L'odeur des frangipaniers s'accentue. Nettement détachées sur le ciel cuivré des cigales, les notes précises de quelques crapauds, vers le marigot, ont des accents de balafon. Paix bénédictine, une joie calme a saisi jusqu'aux entrailles une Afrique réconciliée.