L'île de la Réunion entre la « clochardisation » et le développement

La Croix 26/7/1967

 

Me voici parmi les derniers à utiliser l'ancien aérodrome de Gillot, à Saint-Denis de la Réunion. Un Super-Constellation, en attendant que le Boeing puisse atterrir, m'amène de Madagascar. Dans peu de jours, avec un grand afflux de ministres et de journalistes la piste allongée sera inaugurée. Ce sera bonne occasion à lazzi joyeux, à beuveries. Je gage que chaque personnalité sera aussitôt affublée d'un surnom par la foule créole. Ne débaptise-t-elle pas avec ironie tous ses préfets successifs ? Mais le tapage, pour le Boeing officiel qui sortira enfin, par une liaison directe, la Réunion de son isolement, ne sera pas plus intense qu'à ma modeste arrivée. Je me débats dans une pagaille bon enfant où les bagages débarquent pêle-mêle avec les voyageurs. On extrait comme on peut les uns et les autres avec force cris, horions et fou rire. La douane bousculée atteste le ciel de son impuissance. Le tourbillonnement créole vaut l'exubérance méridionale et les retrouvailles sont aussi bruyantes.

Gillot quitté, son tumulte fait encore mieux sentir le calme provincial de Saint-Denis. Les villas à varangues, conçues pour les rêveuses soirées de belles dames en crinolines de percale, sommeillent sous des drapés de bougainvillées. À l'orée du jardin public, le banian célèbre ne porte même pas un tentacule de plus. Évidemment, les mini-jupes ont gagné les allées et les élégants portent longs leurs souples cheveux de dravidiens, seule concession, semble-t-il à la marche du monde. Car les rues de Saint-Denis comme autrefois sont vides à toute heure entre leurs rives un peu sales de boutiques aux volets écaillés. Le Chinois, bruyant comme tous les Chinois, étale au bord du trottoir l'amoncellement de ses conserves, mais chacun passe vite, comme pressé de retrouver le secret des demeures en forme de d'alcôves.

Cherchez le boom

Pourtant, à Paris d'abord, à Madagascar ensuite, on m'avait parlé d'un « boom ». On m'avait assuré que je trouverais un bouleversement économique. On m'avait décrit la Réunion comme enfiévrée par de récents apports d'argent. D'admirables affaires s'y traitaient, prétendait-on. Où se glisse-t-il cet argent ? Je n'en vois que peu de signes, hors la multiplicité d'immeubles en ciment, sans personnalité, pour lesquels les services de l'urbanisme ne me paraissent vraiment pas assez sévères. Des villas « ont poussé » aussi, malheureusement plus inspirées des demeures de la Côte d'Azur que du ravissant style propre à Bourbon. Paradoxalement ces dissonances, au lieu de donner une impression d'éveil, soulignent l'atmosphère de léthargie.

De fait, au lieu des hommes d'affaires  enivrés que je m'attendais à trouver, je ne rencontre que négociants incertains, sinon découragés. La métropole accomplit un énorme effort pour ce département d'outre-mer, mais chacun semble surtout voir dans cet effort sa possible précarité. Je remarque qu'assez curieusement des postes d'importation, comme les tissus, ont tendance à baisser alors que l'afflux de richesses devrait accroître la consommation. L'argent dépensé aboutit évidemment à une distribution de salaires, mais je n'éprouve pas le sentiment qu'il contribue à bâtir une économie. Telle paraît aussi la conviction de mes interlocuteurs réunionnais.

Serions-nous en présence de cette espèce de malédiction du tiers-monde, qui condamne l'argent à tourner sur lui-même, enfermé dans l'étroit secteur développé, sans communiquer avec les populations paysannes ? Pourtant, le « contingent » de sucre que la Réunion a le droit de produire est accru au point qu'on ne l'atteindra peut-être pas, et sur la plaine ondule le vert duveteux et comme argenté des cannes. L'infécondité économique provient-elle de ce que l'île, avec ses quatre cent mille habitants perdus au bout du monde, présente un marché trop étroit pour une création de richesse industrielle ? De fait, les projets les meilleurs que j'ai eu l'occasion d'étudier se sont avérés non rentables. Vient-elle plutôt d'un afflux démographique désordonné ? La moitié de la population a moins de seize ans.

On serait donc tenté de traduire la situation économique de la Réunion par des propos désabusés. Quelques sept milliards CFA de travaux, mais ils ne transforment pas, jusqu'à présent, cette terre ingrate. Une quinzaine de milliards CFA en subventions directes, traitements, allocations, pensions et qui permettent de vivre à 20 000 fonctionnaires et, par ricochet si je puis dire, à 20 000 commerçants. Malgré cet apport, et peut-être même à cause de lui, l'île ne glisse-t-elle pas doucement vers l'économie de mendicité : ce que Germaine Tillion a intitulé avec vigueur la « clochardisation » ?

Une fabrique d'hommes

Eh bien, non ! J'ai repris courage. Je le dois au hasard d'une promenade destinée à occuper un jour supplémentaire, dû, contre mon gré à l'impossibilité d'obtenir des places d'avion au début des vacances scolaires. On m'a fait traverser l'île, et d'abord on m'a mené voir, à Saint-Denis même, une SICA (traduisez : Société d'intérêt  collectif d'artisanat) qui groupe les différents corps de métiers concourant à l'ameublement. Cette Société procure aux artisans, à prix commercial mais raisonnable, des ateliers. Ceux-ci sont spacieux, rationnels, et, pourvus des dégagements nécessaires, permettant un travail efficace. Les artisans y vivent dans un système coopératif qui leur laisse initiative et responsabilité, mais leur apprend à prévoir, les conseille dans leurs taches et, surtout, les « débarrasse » des formalités administratives ou fiscales qui débordent immédiatement ces hommes simples auxquels les services apparaissent de déroutants molochs. Le résultat ? La fierté me l'indique, avec laquelle ces artisans m'annoncent que, dans de récentes adjudications, ils l'ont emporté sur des industriels (des usiniers, comme on dit ici). La joie de ces hommes qui ont retrouvé le sens de leur dignité était émouvante. Cette SICA est une réalisation de la SATEC (ne me demandez pas ce que veut dire ce sigle), une société de développement qui, je viens de le découvrir, s'efforce encore plus de former des hommes que de créer de la richesse.

Et voilà, tandis que je monte au flanc des volcans, dans cet étrange pays tropical froid, des SICA (où l'A signifie à présent Agriculture) où on cultive le blé, comme au Kenya, où on plante d'admirables légumes et notamment des pommes de terre, toujours selon le principe d'aider le paysan, à se réaliser lui-même, notamment celui, si démuni, des îlets (prononcez ilettes), ces hautes vallées entièrement closes, presque inaccessibles où, depuis les XVIIIe siècle (le premier peuplement de l'île date de 1665), des villageois d'origine normande ou bretonne vivent enfermés sur eux-mêmes. Voici, plus frappant, dans la plaine des Cafres (ainsi nommée bien qu'elle se situe à haute altitude et que sa population soit entièrement blanche) une SICA laitière, où une population hier minable a atteint un minimum d'aisance grâce à une petite usine où, avec le lait de ses vaches, se produisent 20 000 yaourts par jour et se vendent dans les villes 80 kg de crème (naguère importée par avion) et 7 tonnes et demie de beurre par an. Le tabac fait l'objet, lui aussi, des soins de la SATEC. Ces cultures viennent compenser les déboires que les paysans ont connu avec le géranium, ce fixateur de parfumerie, dont les cours se sont effondrés de façon navrante, alors que la Réunion s'était lancée, non sans imprudence, dans sa culture intensive. Mais la richesse essentielle demeure la canne à sucre et la SATEC n'a garde de la négliger, tandis qu'à l'Institut de recherche d'agronomie tropicale situé dans un quartier de Saint-Denis appelé pittoresquement « La Bretagne », une équipe de chercheurs s'efforce d'améliorer ses plants et de lutter contre les parasites.

Or, à travers toutes ces stations, j'ai vu cette chose si rare à la Réunion : des visages heureux.

Réunionnais, voulez-vous vivre ?

Pour sortir l'île de son ornière économique, la méthode et même l'instrument semblent donc trouvés. Ainsi l'effort français ne se diluerait plus dans les sables du sous-développement. Mon pessimisme s'est donc en partie dissipé. Suis-je totalement rassuré pourtant ?

D'abord cet effort atteindra-t-il l'ampleur qui permette vraiment une solution au problème ? Dans un pays dont le taux de croissance atteint 4% par an, aucune formule de développement n'est en soi suffisante et on doit les conjuguer toutes. Mais surtout on devrait, pour mieux soutenir la rénovation paysanne, renoncer à des dépenses somptuaires et bêtes, telle la mairie d'une bourgade de montagne, Salazie, qui a coûté 20 millions CFA. Voilà bien des champs de thé ou de pommes de terre perdus !

Mais surtout aucune méthode ne vaut sans un esprit. Certes des équipes de jeunes hommes se dévouent. Mais leurs efforts, et même leur renoncement seront vains si les réunionnais continuent à ne pas croire en leur destin. Certes, ils rêvent tous de développement, mais ils s'en remettent à la magie politique, celle d'un député prestigieux pour les uns, celle du leader communiste pour d'autres, et ils attendent de l'un ou de l'autre le miracle. « L’état y donne », leitmotiv expressif des conversations créoles. On ne pense pas en termes de développement, mais de subventions. Le passé colonial, non tant par ses exactions que par son paternalisme a désappris la responsabilité de soi-même. Vivre en parasite n'apparaît pas une honte à la Réunion. Aussi ai-je entendu un homme à qui je demandais sa profession, me répondre fièrement : « Je suis mari d'institutrice ».

Le ménage vit fort souvent entièrement des gages de la femme placée comme employée de maison. Voilà pourquoi, sans doute, avec un revenu par habitant cinq fois supérieur à celui de Madagascar, l'île donne un sentiment de plus grande misère. Un fonctionnariat qui tourne au mandarinat accentue ce parasitisme. Les policiers, qui, fort élégants dans leur short bleu marine et leurs bas blancs, gardent de loin en loin les chantiers, gagnent 100 000 CFA par mois, pendant que l'agent des travaux publics en gagne 75 000, à côté d'un ouvrier qui accomplit la même besogne pour 19 000. Tout cela dans la passivité mal résignée d'un peuple qui n'a jamais été libéré que par des révolutions importées.

Alors, maintenant la voie est tracée, ce même peuple se décidera-t-il à gagner enfin, en se servant ainsi de sa force à lui, la vraie bataille du XXe siècle, celle de l'essor économique, et à ne pas prendre les sociétés de développement pour une révolution importée de plus ? Les Réunionnais accéderont-ils ainsi à une vie plus digne ? La réponse, quoi qu'ils soient portés à penser, n'est pas à Paris, mais en eux.