Dialogue sur le Chari

La Croix 18/10/1966

 

Je ne me sens chez moi nulle part, me disait cet ami tchadien. Quand j'étudiais en France, j'aspirais au retour dans mon pays. Certes, j'avais des amis, je m'amusais, mais en surface. Je vivais à votre manière. Je connaissais vos chansons yé-yé. On m'enseignait vos mathématiques modernes et je m'y exerçais, mais comme à un jeu. Un confus malaise gâtait mon plaisir. Je croyais parfois que c'était remords d'abandonner l'Afrique, comme si mon attachement à l'Europe signifiait une infidélité amoureuse. Partant, maintenant, en Afrique, je ne pense qu'à votre pays. Je me sens tellement étranger, ici ! Mes « frères » envahissent ma case à toute heure du jour : leurs propos ne m'intéressent plus. J'étais étranger chez vous, me voici étranger chez moi. Je ne suis pas seul à souffrir ainsi. À Fort-Lamy, je n'ai avoué ma peine à personne, mais à Paris nous parlions beaucoup, mes camarades et moi, de ce confus malaise, parfois aigu jusqu'à la souffrance. Tous affirmaient l'éprouver. »

Cette confidence, je l'ai entendue un soir, sur le Chari, à l'heure brève du crépuscule. Sur une rive camerounaise déjà noire, le ciel rougeoyait comme un feu de brousse. Passaient muettes les pirogues, longues silhouettes d'ombre. Des saras se baignaient. Leur corps très étiré luisait et le couchant le teintait d'or. Je n'osai répondre, peut-être par peur de briser le silence triomphal du soir, mais surtout parce qu'entre hommes d'univers différents les confidences sont fragiles. Je craignais d'en rompre le fil, alors que j'éprouvais cette émotion si rare et si profonde de pénétrer une âme.

Je gardais donc pour moi ce que je pensais. J'aurais voulu dire, pourtant, à mon ami, qu'il n'avait pas pu ou pas su, en France, comprendre assez notre civilisation. Certes, les Français – et c'est misère – n'ouvrent pas facilement leur maison. Mais aussi, que ce soit dans nos cités universitaires ou sur les bancs de nos facultés, les Africains s'agglutinent entre eux. Ils constituent une sorte de noyau mal pénétrable. Alors, se retranchant, s'ils frôlent notre civilisation, ils ne la connaissent pas. Elle heurte le monde de leur enfance, au fond de leur cœur elle l'effrite ; mais en compensation de ce qu'ils perdent, ils ne s'enrichissent pas vraiment. Ils ne ramassent que des notions. Ils adoptent nos gestes, non la pensée qui les justifient.

Après une pause, mon ami reprit : « Dans ces moments-là, nous nous disions, mes amis et moi, que notre mal résidait dans l'ignorance de notre Histoire. Si nous la connaissions, nous posséderions une racine que la migration ne pourrait couper... »

Cette plainte sur l'Histoire, je l'avais déjà entendue. J'osais l'avouer à mon ami : si elle m'émeut, elle ne me convainc pas. Que lui servirait de mieux savoir les aventures des royaumes effacés et d'entendre, à travers le temps le cliquetis des armes ? Histoire fastueuse de victoires et de revers : n'est-ce point bonheur pour les Africains que leur mémoire n'en avive pas les cicatrices ? Pourquoi exhumeraient-ils leurs vieilles querelles ? Cette plainte exprimait-elle un vrai regret, ou plutôt mon compagnon n’interprétait-il pas son propre sentiment par le truchement de quelque marxisme mal compris ? Car l'Histoire, la vraie, était à sa portée. La connaître ne dépendait que de lui. L'Histoire, la vraie, en Afrique, c'est la tradition avec son trésor d'une sagesse millénaire.

Je redoute, en effet, que nos amis africains (ceux du moins qu'on baptise du nom humiliant et odieux d' « évolués »), s'ils passent à côté de notre civilisation, n'en recueillant trop souvent que de douteuses paillettes, ne passent aussi à côté de la leur. Comment le leur reprocher ? Ils ont quitté le village à l'heure où ils auraient commencé d'en apprendre les leçons. Venus très tôt dans les collèges européens, ils ne parlent qu'à peine leur propre langue. J'en sais qui n'en comprennent plus un mot. Voilà où réside le drame.

Pourtant, ne serait-ce pas une tâche exaltante pour de jeunes hommes, et n'y trouveraient-ils pas guérison de leurs nostalgies : rassembler en eux les deux cultures qu'ils ont rencontrées et les conjuguer ; être la main qui donne mutuellement à l'Europe et à l'Afrique ce que chacune possède de meilleur ? Ne serait-ce pas une tâche exaltante, pour de jeunes hommes, que retrouver l'âme de leur pays, nous la faire connaître et, d'un double apport, promouvoir une civilisation neuve ? Quand ces jeune hommes parlent d'Histoire, plutôt que d'empires légendaires à ressusciter, avec leur pourpre mais aussi tout le sang qu'on y versait, ne vaudrait-il pas mieux sauver, sachant en vivre, cette âme africaine qu'on laisse mourir ?

À son tour, mon ami ne me répondit pas.