Le siècle des mutations

La Croix 24-25/5/1966

 

A tenter de suivre la politique de cette Afrique dont l'indépendance entre dans son deuxième lustre, les plus bienveillants se sentent parfois pris d'impatience. Les Conférences internationales se succèdent, d'Abbis-Abeba à Dakar et de Dakar à Nouakchott. Un jour on découd, le lendemain on recoud. Tous les États africains proclament leur nécessaire unité, mais toujours quelque pays ou la boude ou la refuse. Comment ne pas évoquer ces choristes d'Opéra qui hurlent « Marchons ! Marchons » en demeurant au port d'armes ? Les politiques intérieures des États africains ont la même précarité que leurs relations mutuelles. Les complots, répressions et révolutions sont généralement peu sanglants, et nous aurions des leçons de modération à prendre.

Ce serait déjà un motif pour nous garder d'être trop sévères, même si nous déplorons pour nos frères africains, que si dure leur soit la recherche d'un équilibre. Mais rappelons-nous surtout que le continent noir, à travers colonisation et décolonisation, a subi les plus violentes mutations que peuple ait jamais subies. Il a pâti d'une véritable chirurgie sociale et il en porte la blessure.

Je ne renouvelle pas ici le procès, d'ailleurs stérile, de la colonisation, cet étrange amalgame du meilleur et du pire. Je voudrais seulement rendre sensible au trouble apporté moins par le fait que celle-ci ait été dominatrice que par la brusquerie  imprimée à la rencontre de civilisations intimement différentes. Nous avons une tendance à réduire les effets de la colonisation à ceux des invasions que nous, peuples d'Europe, nous avons subies les uns de la part des autres. La rencontre entre l'Afrique et la civilisation occidentale, sous la forme à la fois rapide et empirique de la colonisation, a été quelque chose de plus intérieur et de plus profond. Une société qui possède un équilibre millénaire, qui s'était dotée d'une conception de la vie, où ce que nous appelions « sauvagerie » et que nous prenions pour une enfance était en réalité la survivance léthargique des plus vieilles civilisations, a été perturbée jusque dans son intérieur. Même ce que l'Occident apportait parfois de meilleur s'est révélé traumatisme trouble. J'en cite un exemple. Dans les régions qui ne vivaient que d'aléatoires cueillettes, le colonisateur a introduit la culture du café. Le paysan s'est attaché à son plant. À la conception ancestrale d'une propriété collective s'est substitué spontanément le sens individuel de l'appropriation. Dès lors, la structure du village, c'est-à-dire de la structure sociale de base, s'est trouvée changée, le chef perdant son rôle essentiel de distributeur annuel de la terre, soit que ses administrés s'emparassent de celle-ci, soit plutôt qu'il l'accaparât. Que d'autres exemples ! La santé, le plus précieux de tous les biens, rompt l'équilibre démographique ; l'enseignement, les catégories habituelles de la pensée. Celui-ci provoque, dans des esprits non préparés, cette intrusion du rationnel dont les psychanalystes décrivent à l'envie les effets de heurt.

Voilà pourquoi pendant dix ans, nous assisterons à des recherches difficiles d'équilibre entre les peuples africains. Voilà pourquoi pendant dix ans, nous verrons se succéder des dictatures tempérées de révolution. En le comprenant, nous cesserons d'être sévères et ne conclurons pas dangereusement, avec le cartiérisme ambiant : « On ne peut rien faire avec ces gens-là ».

Mais surtout, l'aventure de l'Afrique est-elle si différente de celle que nous vivons, nous Européens ? La mutation qu'elle subit n'est-elle pas aussi la nôtre, avec un effet de grossissement et quelque chose de plus fruste ? Nous aussi sommes en pleine mutation, et nous ne mesurons pas le trouble intime qu'introduisent entre autres dans notre société la rapidité de déplacements, les concentrations urbaines, une nouvelle dimension de l'univers et, jusque dans notre pensée, la révélation de la science physique. Nous aussi, comme les Africains, sommes à la fois très vieux et très jeunes, dans la difficile recherche d'un accord intérieur avec nous-mêmes.