Préludes à une démocratie africaine

La Croix 24-25/04/1966

 

 Les coups d’État militaires ont depuis quelques mois joué un rôle capital dans l'évolution politique de l'Afrique, d'où une naissante inquiétude de voir le continent africain suivre le fâcheux exemple de l'Amérique latine. Certes, en Afrique Centrale, certains putschs dus à la seule ambition évoquent les « pronunciamentos » de la tradition ibérique. Mais un récent périple en Afrique de l'Ouest vient de m'apprendre à quel point la prise au pouvoir par des Colonels est phénomène différent de ceux d'Afrique Centrale et d'Amérique. Notre ignorance et l'éloignement nous font tout confondre, au point que j'en évoque un apologue que conte Ibn Khaldoun au premier livre des ses Prolégomènes : « Un vizir fut mis en prison par son Sultan, et y resta plusieurs années. Son enfant y grandit. Celui-ci étant parvenu à l'âge de raison, demanda à son père quelles étaient les viandes qu'on leur donnait à manger. Son père lui répondit que c'était de la chair de mouton. L'enfant lui demanda : »qu'est-ce qu'un mouton ? » Le père lui fit très exactement la description de cet animal. « Mon père, lui dit le fils, cela doit être semblable à un rat, n'est-ce pas ? - Ah ! lui répondit son père, un mouton n'a rien à voir avec un rat ». Le même discours se répéta à propos de la viande de bœuf ou de chameau. L'enfant n'ayant jamais vu que des rats, croyait que tous les animaux étaient de cette espèce. »

Eh bien ! Rentrant d'Afrique, j'affirmerai que tous les Gouvernements de Colonels ne sont pas de la même espèce, et quitte à choquer je dirai que certains d'entre eux représentent un pas franchi vers une beaucoup plus authentique démocratie. Car les Gouvernements masqués de parlementarisme qu'ils ont évincés n'étaient guère qu'une hiératocratie laïque de fonctionnaires. Des prébendiers, coupés du peuple, gouvernaient depuis les villes et pour les villes une Afrique encore à quatre vingt dix huit pour cent rurale. Certes nous ne devons pas généraliser. Un Houphouët-Boigny, et il n'est pas le seul, a poussé jusqu'au génie l'art de communiquer avec la base tribale de son peuple par un réseau parallèle à l'administration officielle. Encore, l'éloignement urbain ne lui a-t-il pas permis d'échapper à l'erreur fondamentale de proposer un système de double nationalité que le monde rural ne pouvait admettre. Cette communication par la tribu ou la confrérie est d'ailleurs ce qui maintient en place ce qui subsiste des autres Gouvernements d'allure parlementaire.

Or, le propre des armées africaines est justement de communiquer avec le peuple. Sans simplification excessive on peut affirmer qu'elles sont dans ces États le seul cadre moderne qui communie à la brousse dans sa stagnante misère. Le « tirailleur » issu du prolétariat rural (parfois même ancien « esclave de case ») garde le contact du village. Il sait quand le mil y manque ou quand trop lourd pèse l'impôt. Il en fait part à ses officiers, sortis de ses rangs et qui,  au surplus, gardent des liens directs avec les campagnes. Seuls donc cette armée paraît sentir les aspirations de la brousse et donc pouvoir, à travers bien des vicissitudes sans doute, tenter d'en guérir les maux.

Si bien qu'au débarqué de ce nouveau voyage, je crains beaucoup moins l'institution de juntes sur le modèle latino-américain que l'absence de goût du pouvoir chez ces militaires qui furent contraints de le prendre par l'égoïsme et l'incapacité des hiératocraties. Certes, eux aussi risquent de se laisser tenter par le faste et le népotisme. J'ai peur plutôt qu'ils se déprennent d'un pouvoir dont ils ne tirent pas de jouissance. Le jeu subtil et malaisé de gouverner peut lasser des hommes habitués à la facilité du commandement. Je me suis parfois demandé, au cours des audiences qui m'étaient accordées, si mon interlocuteur à qui j’exposais de délicats problèmes économiques ne rêvait pas avec nostalgie au calme déroulement du maniement d'armes. Ne se voulant qu'intérimaires, les « Colonels » de l'Afrique de l'Ouest, ne prendront-ils pas trop au sérieux cette précarité de leur pouvoir ? Certains les pressent de se démettre, qui volontiers reprendraient les jeux excitants de la fausse démocratie. Hélas ! La noria d'un parlementarisme tout en toc recommencerait de tourner, avec le Gouvernement de la ville pour la ville. L'habit ne fait pas le moine, ni l'emprunt d'institutions étrangères une démocratie.