Dans la nuit dahoméenne

 

La Croix 10-11/4/1966

 

Dahomey, 70 kilomètres de Cotonou. Ciel gris et mat que brasse parfois en bourrelets flamboyants la tornade prête à venir. Mais par ce mois de février un uniforme plafond pèse sur l'étendue monochrome et dégénérescente de la forêt. Une étroite route y serpente, capricieuse au creux de l’ancienne sente qu'elle a épousée.  Parfois, une « case fétiche ». Elle élève sous son toit de palmes un petit tertre chargé d'ornements ou bien, plus spacieuse, abrite des statues de terre peinte. Quelques villages, deci delà, tapis entre les buissons : la région fut longtemps le champ de chercheurs d'esclaves et elle en porte les stigmates. Est-ce la hantise de tant de douleurs qui dans ces hameaux dresse cinq cases fétiches, pour une case d'habitat humain ?

Un dernier caprice du chemin et voici la petite maison prêtée aux bénédictines missionnaires de Vanves détachées ici pour une fondation. Deux femmes, et logeant plus loin un très vieux frère africain, dernier survivant d'une congrégation mort-née. Mais aussi, dans l'oratoire minuscule, tandis que bruisse la brousse – crissantes cigales, cris de crapauds, frôlement furtif des fourmis énormes et, ponctuant cette rumeur, le tam-tam des hommes – le tabernacle. Tandis que les couvents des féticheuses, tout alentour, scandant leurs langues rituelles, tandis que les initiés secouent les cauris de leurs parures, dans cette nuit où tout un peuple quête Dieu obscurément d'une millénaire et déviante recherche, le voici, ce Dieu et Il parle à travers les voix alternées de deux moniales chantant matines. Ici, deux femmes et l'Hostie.

Certes, à Foto, nom de ce lieu en passe d'être un haut lieu, on soigne dans un petit dispensaire. On défriche un coin de brousse pour un potager exemplaire aux paysans des environs. Mais surtout on prie et c'est d'abord de prière que dans sa troublante acculturation le Dahomey a faim. Au contact de notre civilisation (contact plus intime et plus poussé qu'ailleurs en ce pays qui fournissait naguère les cadres administratifs de tout ce qui s'appelait l'AOF) l'instinct sacral de ce peuple s'est déformé. Comme pour résister à un christianisme  qu'on n'a pas toujours su lui présenter, il prend appui et s'arc-boute sur une spiritualité d'en-bas. Une certaine âme menacée plonge dans le monde mythique des ancêtres, elle se réfugie avec eux dans le passé mais dans un passé que, modernisée malgré elle, vêtue comme d'une friperie par des lambeaux de notre culture, en même temps elle dégrade. Et c'est là démon qu'on ne chasse que par le jeûne et la prière.

Si ambiguë également, entre deux mondes spirituels, la situation du Dahomey, que plus qu'ailleurs encore les authentiques chrétiens qu'on y trouve ont besoin de périodiques « ressourcements ». On est en plein contact des Anges. La fascination des secrètes magies ne se peut dissiper qu'au feu d'une intense prière. Nulle part la récollection et la retraite ne sont plus nécessaires à la survie d'une chrétienté véritable qu'en cette frontière de la Grâce.

Ce feu de la prière, les moniales bénédictines de Vanves sont venues l'allumer, et c'est leur vocation propre. Ce lieu de ressourcement, elles le préparent. Elles sont deux. Bientôt elles seront quatre et la case très provisoire où elles campent plus qu'elles n'habitent ne suffira plus. Au surplus, elle n'est que prêtée par son propriétaire momentanément absent. Il faudra aussi recevoir ceux qui viendront se retremper l'âme et donc leur bâtir un lieu d'accueil. Sur leurs pauvres biens les païens gavent de sang leurs fétiches. Notre générosité ne sera-t-elle pas digne de la leur, pour que dans la grâce d'un monastère la nuit dahoméenne s'exorcise et que la spiritualité africaine – détournée mais vivante – monte vers Dieu ?