L'industrialisation africaine entre les impérialismes

15/2/1966

 

Un important colloque africain, convoqué par la Commission Économique pour l'Afrique de l'Organisation des Nations Unies, s'est tenu au Caire du 27 janvier au 10 février 1966. On se souvient que la CEA, dont le siège est à Addis-Abeba , et qui a déjà provoqué plusieurs rencontres africaines, n'a théoriquement que des compétences économiques. Son objectif avoué est le développement du Continent africain. Pourtant, si la conférence du Caire eut un intérêt, ce fut sur le plan politique. L'économie n'y apparut que le prétexte et le moyen pour deux impérialismes ou deux paternalismes (suivant qu'on adopte une terminologie plus ou moins indulgente) de se manifester, celui de la RAU et celui, plus subtil, de la Commission Économique pour l'Afrique elle-même.

Pour la RAU, je parlerai plus volontiers de paternalisme que d'impérialisme. L'attitude de Nasser n'est pas, à mon sens, exactement celle qu'on lui prête en Europe. Certes, ayant échoué en Syrie, s'étant fait mal voir, ce qui est un comble, à la fois par les Russes et les Américains, empêtré dans la guerre du Yémen qui ruine son économie, il se cherche des dérivatifs en jouant les frères aînés de l'Afrique noire. Sa situation, en politique intérieure, comporte quelques fragilités nouvelles. Certes, il a su pousser très loin la dépolitisation du pays, en détournant l'intérêt sur le football devenu la principale institution nationale, sur la télévision, (déjà trois chaînes), sur la chanteuse Omm Kolthoum. Marx s'est bien trompé en voyant dans la religion « l'opium du peuple ». On a trouvé beaucoup mieux depuis. La situation économique est difficile à apprécier car en RAU toutes les statistiques sont fausses (leur caractère mensonger amena même, je le tiens de lui, le Ministre des Finances à donner sa démission, d'ailleurs refusée), mais elle se traduit, surtout à cause du Yémen, par une hausse des prix. Malgré toutes les réglementations, ils grimpent en flèche. Goha, le pauvre fellah ou le pauvre petit citadin est habitué à endurer. Il murmure quand même et Nasser a besoin de nouveaux prestiges. Il en a d'autant plus besoin que son parti socialiste – parti unique – semble s'étoffer et veut jouer un rôle. Le fait que ce parti a acquis, à côté du Hilton, un immeuble aussi voyant que cet hôtel témoigne d'ambitions. Il est vrai qu'en dehors du football la dépolitisation égyptienne possède d'autres ressources, tel ce procès des « frères musulmans » accusés de tous les crimes sans exception, y compris l'espionnage au profit d'Israël dont ils sont pourtant, chacun le sait, les plus passionnés adversaires.

Donc notre Nasser veut paternaliser le continent africain et la conférence de la CEA au Caire lui en est apparu l'occasion. A chaque point de l'ordre du jour, le délégué égyptien avait son papier tout prêt. Il prodiguait les conseils et vantait les réalisations de son pays. Il montrait ainsi une totale incompréhension de la psychologie africaine, car cette avalanche de conseils sur des hommes politiques ou des technocrates atteints déjà de complexes, a eu pour résultat de les hérisser. Le délégué de la Guinée a traduit son aigreur sur un ton violent qui a recueilli l'assentiment de toute l'Afrique blanche et noire. L’Égypte était sans doute sincère en proposant aux autres États son exemple et elle agissait avec un certain bon cœur. Mais elle avait oublié que les délégués étaient allés, le dimanche précédent, au Temple funéraire de Ramsès III et qu'ils y avaient vu une foison de bas-reliefs où le pharaon massacre des captifs au type visiblement africain noir. Volonté égyptienne d'influence, mais irritation des délégations noires et des délégations maghrébines, tel est le bilan de ce premier paternalisme.

La République Arabe Unie, puissance invitante à la Conférence, mena aussi une autre action : prôner l'autarcie économique. Assez curieusement, elle fit de la capacité à se suffire à elle-même et de la fin des importations le critère même du développement au lieu de le rechercher dans l'échange. Il s'opère une sorte de décalque, dans la pensée économique, de ce nationalisme culturel qui porte la RAU à se replier sur elle-même. Ni sur le plan économique, ni sur le plan intellectuel, l'enrichissement n'est recherché dans et par l'échange. Chaque fois que j'ai abordé un haut fonctionnaire égyptien, celui-ci m'a dit : »ce que nous voulons, c'est nous suffire à nous-mêmes ». Et cette volonté d'autarcie, tout au long de la conférence, ces hauts fonctionnaires l'ont prêché aux autres délégations africaines comme un exemple à suivre. Là encore, des personnalités, comme le délégué de l'Algérie, ou celui du Sénégal, manifestaient dans les couloirs leur scepticisme et leur agacement.

Second impérialisme, celui de la Commission Économique pour l'Afrique de l'ONU, qui s'avère moins naïf et plus insistant. L'objectif visible de cet organisme est d'obtenir la fin des assistances techniques bilatérales des États européens à l'Afrique et d'y substituer une assistance multilatérale unique, celle de l'ONU. Faute de jamais parvenir à créer la paix, les fonctionnaires internationaux cherchent de nouvelles justifications à leurs activités et à leurs traitements. Longtemps ce fut l'anticolonialisme, tel qu'il se manifestait à la IVème Commission  des Nations Unies. Une page est tournée et les indépendances sont acquises. Qu'à cela ne tienne ! Se substituer aux puissances européennes pour l'aide au Tiers-monde, celles-ci étant néanmoins appelées à cotiser, tel fut un objectif à peine caché de cette conférence où l'action menée par les fonctionnaires de la CEA était d'obtenir coûte que coûte une condamnation de l'aide bilatérale. A chaque réunion des sections de travail, un de ces fonctionnaires reprenait l'offensive. Pourtant la CEA n'avait pas lieu d'être fière, car il est presque impossible de préparer aussi mal une conférence que celle-ci l'avait fait pour le colloque du Caire. Le délégué de l'Algérie eut ainsi la surprise de découvrir, non sans en être furieux, que la production de textile de son pays était nulle. Que dire du mécontentement du délégué du Mali, M. Hamacire N'Douré, mécontentement que celui-ci ne cachait à personne, en découvrant que les documents parlaient de « l'Afrique Occidentale française » comme si les indépendances africaines ne remontaient pas déjà à près de huit ans ! En fait, seules les statistiques concernant l'Afrique anglophone étaient à peu près justes. N'en soyons pas surpris, le Secrétariat de la CEA comporte à peu près 90 fonctionnaires anglophones pour 4 francophones.

Inexactitude des documents, déplorable préparation matérielle de la conférence, ont discrédité la CEA auprès de beaucoup de délégations africaines, de même que la mauvaise conduite des débats. Le contraste était saisissant entre l'insuffisance de l'organisme qui prétendait les mettre en tutelle et la maturité de pensée économique des délégations africaines : celles-ci ont parfaitement vu par elles-mêmes les vraies conditions du développement industriel de leur continent, à savoir la fin de la balkanisation économique et l'harmonisation des plans, la garantie internationale des investissements, les problèmes de la formation de main-d’œuvre.

En fin de compte, l'agacement causé par les tentatives paternalistes ou impérialistes de la RAU  ou de la Commission Économique pour l'Afrique a été une sorte de rapprochement entre les délégations africaines et les délégations européennes qui ne se trouvaient là, pourtant, qu'à titre d' « associées ». c'est ainsi que, non sans courage, le délégué de l'Algérie a rendu à la France cet hommage que le développement industriel de son pays ne datait pas de l'indépendance, mais avait démarré au préalable grâce au plan de Constantine. Ainsi s'est affirmé, avec un nouveau plan, le rapprochement entre l'Algérie et son ancienne métropole. De même le délégué de la CEE, un belge, M. Leroux, a été fort courtisé et les délégations maghrébines ont mis l'accent, à la fois sur leur désir de se rapprocher de Bruxelles, et sur le fait que l'unité économique du Maghreb les intéressait beaucoup plus que la Commission Économique pour l'Afrique. Le délégué de la Guinée a manifesté une disposition analogue en demandant à la CEA de cesser de faire jouer à l'ONU je ne sais quel rôle de gouvernement mondial, mais de laisser au préalable s'opérer des rapprochements régionaux entre États. En ce qui concerne l'unité économique maghrébine, notons pourtant que si la Tunisie et le Maroc ont sans cesse montré leur volonté d'unité (leurs délégués ne se quittaient pas), par contre l'Algérie a tenu vis-à-vis d'elles ses distances, recherchant plutôt le contact de la délégation française.

Cette conférence du Caire sera suivie d'autres. On en prévoit une à Niamey sous peu de mois. Il sera important de voir si l'ONU continuera son offensive contre l'aide directe des États européens ou de la CEE à l'Afrique et si les pays africains continuent de réagir comme ils viennent de le faire au Caire. Pour l'influence européenne dans le continent africain c'est là une question capitale. Au fond dans le continent africain (l'affaire du Congo Léopoldville l'a déjà montré) la partie se joue entre une ONU dont le secrétariat fait une fin en soi et l'Europe.