Cette Afrique des colonels

La Croix 24/1/1966

Je redoute toujours de voir la France se mêler de la politique intérieure des États d'Afrique. Aussi, les propos de M. Peyrefitte qui, rendant compte du Conseil des Ministres à la fin du précédent Gouvernement (c'est déjà vieux tant depuis quelques mois l'actualité passe vite), portait jugement contre les précédentes interventions des armées africaines dans la politique de leur pays, m'ont-ils causé un malaise. D'abord, au moins en un cas, celui de la Haute-Volta, l'information du ministre était incertaine sinon défectueuse. Loin d'être à l'origine de l'événement, l'armée n'y fit qu'endiguer un mécontentement populaire susceptible de dégénérer au-delà de l'émeute. Certes, on souhaite que le continent africain ne tombe pas dans l'instabilité des coups d’État successifs. Mais était-ce une raison pour, en liant la coopération française au maintien des Gouvernements en place, paraître en faire l'instrument d'une Sainte Alliance des gouvernements contre les peuples ? Jamais nous ne prendrons trop de précautions pour éviter que notre aide semble assortie de précautions politiques. Ensuite et surtout nous devons savoir que ces coups d’État ne sont que rides de surface, révélatrices seulement de mouvements beaucoup plus profonds. Il n'appartient à personne d'en décréter la disparition.

Car l'Afrique souffre du choc causé par la rencontre du XIXe siècle de sa civilisation millénaire et de la civilisation européenne. Étrange rencontre à laquelle la colonisation donna la sévérité d'une chirurgie sociale. Les peuples devaient en être troublés jusqu'à l'intime de leur âme. L'économie monétaire heurta la traditionnelle économie de troc ; le Code Civil bouscula une tenure collective des terres ; l'individualisme fissura l'armure sociale de la tribu ; notre laïcisme, même à nous chrétiens, dérouta le continent du sacré ; notre raison discursive désorienta l'intuitivité africaine,. La proclamation de l'indépendance, avec des cortèges, des discours, des libations, pendant un moment masqua ce trouble. Mais les palmes des arcs triomphaux ont séché. Les calicots porteurs de slogans se sont rougis de latérite. Au lendemain des cérémonies, les contradictions qui déchirent une Afrique à la recherche d'elle-même réapparaissent.

Certes, les partis uniques, groupés dans chaque État autour du leader présidentiel, s'étaient donnés vocation de résoudre ces contradictions. Ils y ont, en beaucoup de cas, failli, à la fois faute d'un esprit et faute d'une assise. Jusqu'à l'indépendance ils avaient vécu d'anticolonialisme et de nationalisme négatif. Leurs revendications satisfaites, ils en ressassèrent les mots d'ordre, avec des accents de prêtres sans foi, sans trouver de nouveaux principes inspirateurs. Ils manquaient d'assises aussi, leur structure nationale cadrant mal avec des divisions tribales accentuées. N'est-ce pas une véritable loi de la décolonisation que par les fautes du vernis colonial éclaté remontent les plus vieilles sociologies ? Cette loi, ils l'ont soit négligée, soit détournée au profit d'un seul clan. Ainsi dépourvu d'un esprit et d'un vrai support (que signifient des élections à la quasi-unanimité !), le pouvoir est devenu une fin en soi, comme condamné à sa propre dramatisation. Déraciné, il s'est cherché un support dans une liturgie du faste. Les palais ont surgi, plus rituels encore qu'ostentatoires, une sorte de sacre permanent suppléant au suffrage populaire.

Splendeur difficilement évitable, malheureusement trop onéreuse. Pour la payer, et sous la pression de notre Occident rationnel, on entonna l'antienne de l'austérité. Interprétant à contresens les prêches de René Dumont, on amputa le traitement de ces privilégiés relatifs, les petits fonctionnaires, le jour même parfois où le bruit courait que tel des princes avait englouti dix huit millions CFA dans un second voyage de noces. Émeute, d'ailleurs paterne, terminée par l'accès au pouvoir d'une armée qui, formée à notre école, redoute les débordements populaires. Plutôt que de blâmer, cherchons à comprendre ; avec une crainte pourtant : dans une Afrique trop ébranlée pour offrir une véritable assise au pouvoir, les Colonels ne cèderont-ils pas aux mêmes tentations de purification par le faste, quand subsistent les contradictions dont moururent les précédents régimes.

Je ne sais, mais deux conclusions s'imposent quand même. Afrique des Présidents ou Afrique des Colonels, la pire erreur serait de cesser notre assistance sous prétexte d'instabilité politique, car seul un mieux être permettra de trouver un équilibre qui, depuis la rencontre forcée jusqu'à la chirurgie entre l'Afrique et l'Europe, suppose qu'un certain niveau de vie soit atteint. Une autre erreur serait de nous mêler de cette politique africaine compromettant ainsi notre coopération, un traumatisme déjà vieux multipliera les rides de la surface : sachons nous taire.

En Afrique pour 10 ans encore un traumatisme...