Toile de fond pour un grand guignol policier

La Croix 27/1/1966

 

Je ne me lancerai pas dans un sinistre roman policier de l'affaire Ben Barka : j'en éprouverais trop de tristesse et de dégoût. Trop de tristesse : j'ai connu cet homme et si je désapprouvais ses idées et ses orientations politiques, son intelligence m'avait séduit. Trop de dégoût : sentir mon pays dans une boue dont les éclaboussures montent très haut. Après cette aventure, on peut dire de notre Régime, tel qu'il se pratique à travers ses polices, le mot de l’Écriture pour le cadavre de Lazare : jam foetet « il pue déjà ».

Je voudrais plutôt dresser la toile de fond : la situation économique et sociale d'un Maroc où règne la misère et même la faim, tandis que continue, dans l'indifférence qu'engendre le sous-développement, la parade d'une monarchie de plus en plus orientale.

La toile de fond ? Ce sont ces campagnes dévastées. Je lis dans un rapport officiel de la Direction du Plan : « la destruction imprévoyante des forêts qui couvraient jadis les montagnes, aboutit en bien des endroits à une situation catastrophique : les pentes dénudées, stérilisées, raidies, ne retiennent plus rien ; les précipitations emportent ce qu'il reste du sol et se jettent sur l'aval en crues dévastatrices au lieu de pénétrer la terre et de sourdre plus bas pendant la saison sèche. Ces sols arrachés à l'amont ne disparaissent pas gratuitement : ils viennent inexorablement s'entasser aux embouchures des cours d'eau, gênant la navigation, comme c'est la cas par exemple à Kenitra, véritable tonneau des Danaïdes du budget de l’État ».

La toile de fond ? Mais quelques chiffres y suffisent. J'ai sous les yeux la différence, pendant le premier semestre 1965, entre les prévisions budgétaires et les réalisations. Pour les droits de douane, 469 millions de dirhams en prévision, 180,8 en réalisation. Pour les impôts indirects, 584 millions de dirhams en prévision, 138 millions en réalisation. Pour les monopoles d’État, 326 millions de dirhams en prévision, 68,5 en réalisation. Ne soyons pas surpris que pour un total de 2 296 millions, 802,9 aient seulement été réalisés, soit à peine plus du tiers au lieu de la moitié.

Un retard spectaculaire sur le Plan n'est pas propre au Maroc. Nous en connaissons quelque chose en France. Quand même, voici encore des chiffres et nous nous excusons de leur aridité. Pour la période quinquennale, il aurait fallu investir 3 090 millions de dirhams, seulement 786 l'ont été effectivement, c'est-à-dire que les investissements n'ont pas atteint 25% de ce qu'ils auraient dû être.

Et le prix de la vie monte. Au cours du mois de septembre, à Casablanca, dernier mois dont j'ai les indices sous les yeux, la vie a haussé de 1% par rapport au mois d'août, et dans le secteur alimentaire, le plus important, de 1,8%. Le record des prix a été atteint par les pommes de terre (de qualité des plus médiocres) à 90 francs le kilo.

A quoi bon poursuivre ces litanies ? Quelques faits à présent. La misère est telle qu'une distribution de papier goudronné dans les bidonvilles, pour tenter d'éviter les effets de la pluie, a dégénéré presque en émeute. Le Maroc s'enlise dans un sous-développement, et lui, si près naguère de s’accrocher au train des pays développés, a vu décroître spectaculairement son niveau de vie. Il en résulte une crise de sous-consommation. C'est ainsi que l'industrie lainière se trouve en grave surproduction par suite de la disparition du  marché intérieur, et cela malgré une totale prohibition d'importation. La misère fait « boule de neige » et la sous-consommation enfante le chômage. Que d'histoires navrantes je pourrais conter sur la faim, la vraie faim qui sévit aussi bien dans les campagnes qu'à Casablanca.

Cette situation peut-elle trouver un remède ? On se déplace encore pour voir le roi passer avec la brillante série de ses dignitaires. Les spectacles gratuits ne sont pas si nombreux et, quelques minutes, on en oublie son ventre creux. Pourtant, on croit encore en Hassan II. La fidélité à la personne du souverain, la religion monarchique peuvent encore être l'instrument d'une renaissance. Pour un temps du moins, et pour un temps assez court. Il faut faire vite et comprendre, pendant le dernier répit qui reste, qu'à notre époque le faste n'est plus, même aux yeux des masses, une liturgie génératrice de puissance, mais qu'on commence à parler en termes d'efficacité. Or, la suppression physique de la misère serait plus efficace que celle des hommes qui la dénoncent.